INTERVIEW. L’économiste estime que le défi de la crise climatique va générer des transformations radicales des modes de production et des manières de vivre.
Propos recueillis par Valérie Peiffer
Directeur de Toulouse School of Economics, Christian Gollier est un spécialiste de l'économie de l'incertain et de l'environnement. Il fait partie de la commission Blanchard- Tirole chargée de réfléchir aux grands défis économiques post-Covid. Installée par Emmanuel Macron, cette nouvelle instance, qui réunit vingt-six membres, planche sur trois thèmes : le climat, les inégalités et la démographie. Elle doit rendre son rapport en mai.
Le Point : Quels enseignements tirez-vous de la crise sanitaire?
Christian Gollier : Nous avons réalisé que nous vivions dans un monde beaucoup plus risqué qu'on ne le pensait. En économie, on a l'habitude de décrire les incertitudes sur l'avenir par des mouvements browniens ; c'est-à-dire que, à chaque instant, il y a de toutes petites différences qui créent de la volatilité sur les anticipations. Ce modèle que l'on utilise depuis des décennies pour décrire les incertitudes ne correspond pas à la réalité actuelle. Nous sommes confrontés à une rupture. Cela change radicalement la façon de penser de nombreux sujets économiques, comme l'investissement des entreprises ou l'épargne des ménages.
Quelles seront les conséquences de la récession économique?
Nous vivons un choc macroéconomique comme nous n'en avons pas connu depuis la Seconde Guerre mondiale. La crise de 2008, ce n'était rien du tout. C'est d'ailleurs intéressant de constater que peu de gens se rendent compte de l'ampleur de la crise actuelle, grâce aux mesures prises par l'État, qui a joué son rôle d'assureur en dernier ressort et évité que les revenus des entreprises et des ménages ne s'effondrent. Il faut cependant rappeler que, pour cela, l'État a emprunté et ainsi reporté le sacrifice à plus tard, car il faudra à un moment rembourser cette dette. « En France, la valeur de la vie humaine a été valorisée à 3 millions d'euros »
Certains avancent que l'on pourrait avoir un rattrapage économique comme celui qui a eu cours dans les années 1920...
En effet, en maintenant le niveau de revenus des ménages, qui n'ont pas pu consommer comme d'habitude, une épargne s'est accumulée. On parle de 150 milliards d'euros qui pourraient être relâchés lorsque la France sortira du confinement. Il y aura des phénomènes de rebond. Mais quels seront les effets à long terme du choc faramineux auquel on est confronté ? La ques tion reste ouverte.
À Toulouse, une question taraude tout le monde : quel sera le destin de l'activité aéronautique dans les dix prochaines années?
Difficile de répondre. D'autant qu'il faut tenir compte dans ce secteur des questions liées au changement climatique. Si tout le monde est d'accord pour dire qu'il faut baisser les émissions de CO dans l'aéronautique, personne ne sait le faire technologiquement. En outre, le développement des instruments de travail à distance va probablement avoir un effet négatif sur la demande de transport aérien et, en conséquence, sur le carnet de commandes d'Airbus. L'année dernière, on parlait de Toulouse comme de la future Détroit - cette ville américaine devenue capitale de l'automobile, dans les années 1950-1960, qui a subi la crise de la voiture de plein fouet et s'est muée en ville fantôme, passant de 1,5 million d'habitants en 1970 à 713 000 en 2010. On le dit moins aujourd'hui.
Pourquoi les Toulousains ont-ils repris espoir?
Parce qu'il y a un grand plan de recherche et développement pour l'avion du futur. Parce que Toulouse va investir massivement pour trouver les technologies qui permettront à l'industrie aéronautique de rebondir. L'investissement en recherche est un moteur de l'activité économique. Aussi parce que, dans beaucoup de pays du monde, la problématique du changement climatique n'étant pas centrale, il est probable que le carnet de commandes d'Airbus se regarnisse quand la crise sera terminée. Il y a des inquiétudes, mais aussi des raisons d'espérer.
Faut-il souhaiter un retour de l'État dans l'économie via des nationalisations?
J'espère que non ! Ce ne serait pas compatible avec les règles de la concurrence de l'Union européenne. Reste que l'État peut renforcer son rôle de stratège en investissant massivement dans des technologies prometteuses. Le fait que la France n'ait pas été capable de produire un vaccin efficace, le fait qu'elle n'ait pas eu de masques en mars et avril 2020 et que l'on ne sache pas comment en produire autrement qu'artisanalement, tout cela a été un choc pour les Français. Cela a rappelé crûment que le libre-échange à tous crins, sans stratégies industrielles, pose des problèmes. Il faut que l'État repense sa façon d'investir dans des secteurs stratégiques pour assurer notre indépendance...
On parle beaucoup de la réindustrialisation pour le monde d'après...
Il faut se rappeler que la prospérité de la France, sur les quarante dernières années, vient aussi du fait que les consommateurs aient pu acheter des produits à des prix bas fabriqués dans des pays à faibles coûts salariaux. Si cela a participé à la désindustrialisation de l'Europe, cela a permis aux Français de voir leur pouvoir d'achat augmenter. Faire marche arrière n'a pas que des avantages. Car si réindustrialiser peut créer des emplois, cela peut aussi en détruire. Dès lors que vous faites du protectionnisme, vous vous exposez à un retour de flamme des pays que vous évincez. Vous avez évoqué les années 1920, on peut aussi faire référence aux années 1930, quand le renforcement du protectionnisme a mené à la guerre.
La France a cependant payé cher ses lacunes...
L'Europe a été trop longtemps naïve. Regardez la stratégie vaccinale menée depuis un an, on a pensé que les autres grandes régions du monde allaient jouer le libre-échange et que nous allions pouvoir acheter des vaccins produits ailleurs. En réalité, les Américains ont gardé leurs vaccins pour leur population. Idem pour les Anglais ! Il faut plus que jamais que l'État joue son rôle en investissant dans des capacités de production de biens et services stratégiques. Et pas seulement dans le domaine des vaccins. Dans celui des satellites, avoir un système de GPS indépendant, c'est essentiel pour de nombreuses activités, par exemple. Sur la 5G aussi : il faut que nous soyons capables de résister à des attaques des pays qui nous ont fourni le matériel de la 5 G...
Les entreprises vont-elles devoir se transformer et s'adapter au monde d'après?
Dans l'avenir, on imagine mal des entreprises qui auraient pour seul objectif de maximiser le profit de leurs actionnaires. Le mouvement des jeunes pour le climat et les débats pour faire en sorte que les entreprises se comportent de façon plus responsable laissent à penser que la société va se transformer. De plus en plus de gens reconnaissent qu'il faut que des choses changent. Gérer la crise climatique est un challenge extraordinaire, qui va impliquer des transformations radicales des modes de production et du mode de vie. La transition énergétique ne se fera pas simplement en demandant aux gens d'émettre moins de CO .
Selon vous, la taxe carbone est-elle un passage obligé?
Je suis membre de la commission Blanchard-Tirole, chargée de réfléchir sur les grands défis économiques et qui remettra son rapport à Emmanuel Macron le mois prochain, et je pense qu'effectivement on n'échappera pas à la taxe carbone. Le mouvement des Gilets jaunes a rappelé que le pouvoir d'achat était le sujet numéro un des préoccupations des ménages. Instaurer une taxe carbone a un impact sur le pouvoir d'achat. Mais on ne pourra se contenter de demander gentiment aux gens de faire le bien de l'humanité. Le débat sur le renforcement du confinement et son acceptabilité par les Français montre que
beaucoup ne sont pas prêts à faire des efforts pour le bien commun.
Que faire de la dette dans le monde d'après?
Depuis quarante ans, la France ne s'est jamais désendettée, même les bonnes années. La dette est un instrument important : emprunter a permis à l'État de lisser le choc macroéconomique que nous vivons. Mais cette politique d'endettement n'est soutenable à long terme que si, durant les bonnes années, l'État est capable de rembourser. La bonne question n'est donc pas de savoir quand il faudra rembourser, mais quelles sont les conditions pour se désendetter. La soutenabilité à long terme de nos finances publiques est cruciale. Il faut trouver un mécanisme de gouvernance pour que les politiques résistent à la tentation de profiter des bonnes années pour appuyer davantage sur l'accélérateur. Ils sont dans la logique de se faire réélire. Il leur est difficile de porter une vision de long terme, surtout dans un monde où les électeurs s'intéressent plus à la fin du mois qu'à la fin du monde. La crise actuelle ne sera rien par rapport à celle à laquelle la France serait confrontée si elle faisait défaut sur sa dette.
Interview publiée dans Le Point le 10 mai
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