Beaucoup de sociétés, en particulier dans le secteur numérique, ne paient pas d’impôts dans des pays où elles sont actives et profitables. Le Chancelier de l’Echiquier vient de proposer la création d’une taxe de 25% sur les profits d’origine britannique des entreprises du secteur. Qu’en pensez-vous ?
Jacques Crémer : Cette annonce s’inscrit dans un mouvement général. Paris, Berlin et Rome ont proposé fin novembre la mise en place d’une directive européenne anti-optimisation fiscale en 2015. L’OCDE a élaboré un plan d’action sur ce même sujet. La moitié des mesures ont été déjà adoptées cet automne, les autres devant l’être dans le courant de l’an prochain. Je participe, avec quelques collègues toulousains et parisiens, à une étude commanditée en France par le Commissariat général à la stratégie et la prospective, sur les implications fiscales des nouveaux modèles économiques induits par le numérique. Ce sont des sujets très politiques mais qui nécessitent de prendre du recul et d’entrer dans des considérations techniques.
Ces transferts fiscaux constituent un manque à gagner considérable pour les budgets publics. Comment agir pour que les sociétés concernées contribuent davantage ?
Je voudrais faire une remarque préliminaire : nous n’avons pas d’estimation fiable du manque à gagner– il n’est pas aujourd’hui prouvé qu’il soit considérable. Le premier point à soulever est d’ailleurs le fondement même d’une taxation des profits. La théorie économique justifie l’imposition des individus par la nécessité de redistribuer les revenus et de financer la production de biens publics. Mais la taxation des profits réalisés par les entreprises n’a pas la même assise scientifique – pourquoi imposer les entreprises et non pas les actionnaires ? Ce problème de fond rend difficile une discussion sur un tel sujet. Ceci étant, dans la mesure où les entreprises nationales sont taxées, il est normal que les entreprises multinationales le soient.
Comment contrôler les transferts de profit vers l’étranger des industriels du numérique qui ne sont pas ou peu présents physiquement dans notre pays ?
Une multinationale peut diminuer le profit d’une filiale française, par exemple, en lui facturant à prix fort l’utilisation d’infrastructures, d’algorithmes, ou simplement d’une marque. Pour ce qui concerne les prestations physiques, la mesure est relativement aisée et le contrôle est donc possible. Mais il est beaucoup plus délicat d’évaluer le juste prix des droits de marque ou des droits de propriété industrielle. Les économistes travaillent sur des méthodes permettant de déterminer ces prix de transfert de manière plus rigoureuse. C’est un enjeu important. L’objectif est aussi de moderniser certaines règles d’imposition. Il y a par exemple une réflexion à avoir sur la notion d’ "établissement permanent". En général, les entreprises qui n’ont pas d’établissement permanent dans un pays n’y sont pas sujettes à l’impôt sur les profits. La question est donc de savoir ce qu’on considère comme un établissement permanent. Question très difficile pour les industries de l’Internet où la production est en grande partie dématérialisée. D’autres pistes doivent aussi être étudiées. Certains suggèrent d’asseoir l’impôt non pas sur les profits, mais sur le chiffre d’affaires réalisé sur les territoires, qui serait moins facile à manipuler par des artifices comptables, mais cette mesure crée aussi de grosses difficultés.
Depuis un siècle, de nombreux traités ont été signés de manière bilatérale, pour organiser la taxation des entreprises. Ces traités sont actuellement très critiqués. Pourquoi ?
Ces traités ont été conçus pour éviter la double taxation des entreprises, à la fois par leur pays d’origine et les pays où elles ont établi des filiales. Mais l’OCDE craint aujourd’hui que ces traités permettent à certaines multinationales, entre autres de l’industrie numérique, de payer trop peu d’impôt. C’est dans ce contexte qu’une modification du traité standard qui sert de modèle à la grande majorité des traités bilatéraux, est actuellement envisagée. Certains suggèrent qu’il serait préférable d’avoir un traité multilatéral pour imposer des règles uniformes, mais on connaît les difficultés à aboutir sur de tels projets.
Au-delà de ces problèmes d’optimisation fiscale, vous dites que les sociétés numériques ont des caractéristiques particulières qui incitent à réfléchir à des modalités de taxation spécifiques ?
C’est un sujet de recherche tout à fait nouveau, que les économistes commencent juste à défricher. Les grands réseaux sociaux sont profitables, non seulement à cause de leur technologie qui me remplit d’admiration, mais aussi en raison de ce que les économistes appellent des "externalités de réseau" : les internautes fréquentent le site parce qu’ils savent que beaucoup d’autres le fréquentent aussi. Ce sont des nœuds de communication, et comme un nœud de communication n’est utile que s’il réunit beaucoup d’individus, il y en a forcément peu. La concurrence est donc imparfaite. Dans ce contexte, on peut se demander si la dynamique de ces industries n’encourage pas des investissements excessifs. Dans ce contexte, une taxation spécifique serait souhaitable pour limiter ces excès et l’inefficacité économique induite.
Source: UT1 Capîtole Mag