Alors que la Loi sur la transition énergétique pour la croissance verte est toujours à l’état de projet en raison des divergences de vue entre le Sénat et l’Assemblée nationale, le Sénat discute du projet de loi Croissance, activité et égalité des chances économiques (dite loi Macron) dont on se souvient qu’elle est passée à l’Assemblée par une procédure 49-3. A l’occasion de cette discussion, dix-sept sénateurs ont déposé un amendement visant à réglementer l’accès aux mégawattheures produits par les sources d’énergie renouvelables pour les électro-intensifs.[1] Ne pas avoir pris cette initiative dans le cadre de la Loi sur la transition énergétique relève d’une stratégie parlementaire dont l’analyse n’entre pas dans les compétences des auteurs de ce blog. En revanche, puisqu’il s’agit, encore une fois, de distordre des mécanismes marchands, il y a matière à discussion économique.
Comment tarifer l’électricité
Les fortes variations régulières (jour-nuit, saisons) et irrégulières (canicule, gel) de la demande d’électricité, aujourd’hui aggravées par les fortes variations des sources intermittentes de production d’énergie, ont conduit les entreprises du secteur à développer un modèle de tarification heure de pointe, théorisé par Marcel Boiteux en 1949.[2] Hors pointe, lorsque la demande d’électricité est inférieure à la capacité de production installée, le prix de l’électricité doit s’établir au coût marginal de court terme : le prix couvre essentiellement les coûts en combustible et une partie des équipements reste inutilisée. En pointe, la demande d’électricité sature la capacité de production installée et l’ajustement est réalisé par le prix qui se fixe à hauteur de la disposition à payer des acheteurs pour cette capacité. Les producteurs ne réalisent aucun profit hors pointe. En pointe, si le parc de production est correctement dimensionné, les prix couvrent à la fois les coûts d’exploitation et les coûts fixes des moyens de production, dont la rémunération du capital investi.
A l’origine, Marcel Boiteux a développé la tarification heure de pointe pour le monopole public intégré EDF : c’est une tarification optimale en ce sens qu’elle conduit à la maximisation du surplus collectif dégagé par la production et la consommation d’électricité. Depuis, les économistes ont montré que, si l’industrie électrique est concurrentielle, les prix de marchés reproduisent la tarification publique optimale: prix hors pointe égal au coût variable, prix en pointe bien plus élevé pour équilibrer l’offre et la demande et couvrir l’ensemble des coûts fixes. Il s’agit en fait de l’application d’un résultat plus général, connu dans la littérature économique sous le nom de « premier théorème du bien-être ».[3]
La tarification heure de pointe s’applique à d’autres industries, caractérisées elles aussi par une demande variable dans le temps et la non-stockabilité du produit. Les chambres d’hôtel en bord de mer sont plus chères en août qu’un février, et c’est l’inverse dans les stations de ski. Ce qui fait la spécificité de l’industrie électrique, c’est le très grand écart entre le prix hors pointe et le prix en pointe. Dépendant des technologies de production et des prix des combustibles, le premier s’établit dans une fourchette 20-40 euros par mégawattheure, alors que le second peut grimper jusqu’à plusieurs milliers d’euros par mégawattheure, cent fois plus élevé que le prix hors pointe.
L’accès subventionné aux mégawattheures renouvelables
Les sénateurs qui ont déposé un amendement au Projet de loi Croissance, activité et égalité des chances économiques proposent, à titre expérimental pour une année, de plafonner le prix auquel certaines entreprises électro-intensives achètent leur électricité si elles deviennent plus flexibles dans leur modèle de consommation. L’argument peut être résumé ainsi: lorsque le vent souffle et le soleil brille, l’offre d’électricité est très abondante comparée à la demande. En revanche, en l’absence de vent et de soleil, l’offre d’énergie se raréfie. Il faut donc encourager les consommateurs, notamment les gros, à déplacer leurs soutirages d’énergie des périodes de pointe vers les périodes hors pointe : «Il est décidé une expérimentation qui ne saurait excéder la durée d’une année, avec des entreprises industrielles dites électro intensives, qui s’engageraient à adapter leurs besoins d’approvisionnement en électricité aux capacités de fournitures pendant les périodes de faible demande ». Comment les y inciter ? « En contrepartie de cette flexibilité et pendant la durée de l’expérimentation, le prix de l’électricité consommé ne pourra excéder la valeur du prix de référence dont l’entreprise bénéficie à la date de l’expérimentation, qu’il s’agisse des tarifs réglementés ou autres dits « historiques ».
Les entreprises participantes s’engagent donc à déplacer leur consommation vers les périodes hors pointe. En échange de quoi, elles bénéficient d’un prix plafonné, calculé sur l’historique récent.
Tarifs, le retour
L’idée de rendre flexibles des consommateurs en leur proposant un prix qui ne varie pas laisse l’économiste perplexe. Comment croire que sans l’aiguillon du profit, les électro-intensifs vont moduler leur consommation en suivant les états de la nature ?
Cet amendement est surtout révélateur de la course à la rente qui perturbe notre économie. A la concurrence commerciale et technologique amont ou aval qui devrait être le moteur d’une économie moderne, se substitue une concurrence pour obtenir des subventions. Oui, les sénateurs ont raison quand ils observent que le prix de gros de l’électricité varie en fonction des conditions de l’offre et de la demande. En particulier, l’irruption des énergies renouvelables subventionnées a conduit à des périodes de prix très bas, et parfois même à des prix négatifs. Oui, ils ont aussi raison de suggérer que les consommateurs qui déplacent leur consommation vers les heures à prix bas doivent en tirer bénéfice, d’autant que le lissage de la courbe de charge qui peut en résulter est bon pour la collectivité.
Mais pourquoi faudrait-il un encadrement réglementaire pour mettre en œuvre ce processus vertueux. Qu’est ce qui empêche aujourd’hui les gros consommateurs de s’approvisionner directement sur les marchés de gros au prix spot, et de bénéficier ainsi pleinement des différentiels de prix autorisés par leur flexibilité ? S’ils ne souhaitent pas se doter des capacités d’intervention directe sur les marchés de gros, qu’est ce qui les empêche de négocier avec leur fournisseur un contrat qui valorise leur flexibilité ? S’ils ne sont pas satisfaits de l’offre de leur fournisseur actuel, pourquoi ne contactent-ils pas un autre vendeur présent sur le marché de la fourniture d’électricité ?[4] Les sénateurs auraient-ils oublié que l’activité de fourniture aux électro-intensifs en France est ouverte à la concurrence depuis … 2000 ?
L’amendement présenté n’a donc pas de justification en termes d’efficacité économique. Il s’agit simplement pour une catégorie de clients organisés en lobby (ici, les électro-intensifs) de se faire subventionner par la collectivité. En effet, il n’est pas nécessaire d’être grand clerc pour imaginer ce qui va se passer. Si le prix sur le marché de gros des mégawattheures livrés aux électro-intensifs est supérieur au prix du contrat fixé réglementairement, le fournisseur qui achète au prix spot et vend au prix plafonné[5] enregistrera un déficit. Comment celui-ci sera-t-il couvert ? Bien sûr en demandant une contribution à la collectivité pour encourager ce comportement vertueux. Le véhicule est donc tout trouvé : ce sera la Contribution au Service Public de l’Electricité,[6] devenue un fourre-tout incontrôlé. Supposons maintenant que l’inverse se produise : le prix sur le marché de gros des mégawattheures livrés aux électro-intensifs est inférieur au prix du contrat fixé réglementairement. Peut-on imaginer que la collectivité des contributeurs bénéficiera d’une CSPE négative ? Probablement pas. Il est beaucoup plus probable que nous verrons naitre un nouvel amendement, donnant aux électro-intensifs le droit de rompre le contrat d’approvisionnement établi par le décret précédent.
L’amendement déposé au Sénat est une réaction à la disparition des tarifs réglementés. Avec l’entrée en vigueur de la loi n° 2010-1488 du 7 décembre 2010 portant nouvelle organisation du marché de l’électricité (loi Nome), les tarifs jaunes et verts seront supprimés à compter du 1er janvier 2016. On voit bien avec cet épisode sénatorial, que la France reste très attachée à une économie pilotée du centre.
Solutions provisoires et solutions pérennes
La prime à la flexibilité discutée précédemment est prévue pour ne durer qu’un an, à titre expérimental. Quand, comment et par qui sera faite l’évaluation de l’expérience restent des questions ouvertes. Une bonne expérimentation voudrait que, parmi les électro-intensifs, la moitié soit tirée au sort pour être soumis aux fluctuations du marché de gros, l’autre moitié bénéficiant du régime préconisé. Un bon économètre pourrait alors dire s’il observe des différences significatives de comportement.
On attend aussi avec intérêt l’opinion de la Commission européenne sur cette forme d’aide d’Etat.
Enfin, notons que pour réduire les risques de déséquilibre du système électrique et éviter des blackouts toujours impopulaires, la France est en train de se doter d’un mécanisme de capacité qui devrait être opérationnel en 2017 et qui trouve aussi son origine dans la loi Nome (7 décembre 2010). C’est à ce mécanisme que sera consacré le prochain billet.
[2] Boiteux M., (1949), « De la tarification des pointes de demande », Revue Générale d’Electricité, tome 58, n° 8, août, pp. 321-340.
[3] Démontré formellement en 1954 par Gérard Debreu, un condisciple de Marcel Boiteux à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm
[4] Il y a une vingtaine de fournisseurs (le chiffre varie selon les régions) listés sur le site http://calculettes.energie-info.fr/pratique/liste-des-fournisseurs
[5] Avec l’entrée en vigueur de la loi n° 2010-1488 du 7 décembre 2010 portant nouvelle organisation du marché de l’électricité (loi Nome), les tarifs jaunes et verts seront supprimés à compter du 1er janvier 2016. Mais on voit bien avec cet épisode sénatorial, que la France reste très attachée à l’économie tarifaire.
[6] http://www.cre.fr/operateurs/service-public-de-l-electricite-cspe/montant. Notons que le texte de l’amendement exclut de recourir à la CSPE. Mais qui d’autre que la collectivité pourrait porter la charge d’assurer les électro-intensifs contre la volatilité des prix de gros ?