Une des justifications majeures de l'innovation financière est qu'elle permet de compléter les marchés : elle donne la possibilité aux agents économiques de mieux se couvrir contre les risques. Ainsi, les dérivés financiers permettent de s'assurer contre les variations des cours des matières premières, des devises, des taux d'intérêt, ou le défaut des emprunteurs. Par exemple, lorsqu'une banque détient des obligations elle peut acheter des Credit Default Swaps (CDS) à un « vendeur de protection ». Ce dernier s'engage à rembourser la banque (« acheteur de protection ») si l'émetteur de l'obligation fait faillite. Mais cette transaction ne permet à la banque de s'assurer contre le défaut de l'émetteur que si le vendeur de protection verse bien le montant qu'il a promis ; lorsque le vendeur de protection tombe lui-même en faillite, l'acheteur de protection n'est plus assuré. Ce risque est appelé « risque de contrepartie », car le vendeur de protection est la contrepartie de l'acheteur de protection.
Une assurance contre le risque de contrepartie
La vague d'innovation financière qui a précédé la crise de 2007-2009 s'est développée dans des marchés de gré à gré, où les transactions n'étaient pas assurées contre le risque de contrepartie. La crise a montré la fragilité d'un tel système et les risques de faillite en cascade qu'il engendre. Les chambres de compensation centralisées (CCP) offrent une assurance contre le risque de contrepartie : la CCP transforme le contrat bilatéral entre l'acheteur et le vendeur de protection en deux contrats avec la CCP. Si l'une des deux parties fait défaut, la CCP remplit ses
obligations. Après la crise, afin d'accroître la stabilité du système financier, pouvoirs publics et régulateurs ont favorisé le développement de la compensation centralisée (cf aux États-Unis le Dodd-Frank Wall Street Reform and Consumer Protection Act, et en Europe la directive European Market Infrastructure Regulation). Peut-on espérer que le développement de la compensation centralisée rende le système financier plus stable ? Plusieurs obstacles peuvent s'y opposer.
Lenteur de la transition vers la compensation centralisée
Banquiers et régulateurs annonçaient que la majorité des CDS allaient faire l'objet d'une compensation centralisée vers la fin de l'année 2012. Au début de 2015, seule une petite minorité des contrats négociés sur les marchés de gré à gré fait l'objet d'une compensation centralisée.
L'inefficacité de la mutualisation dans le cas de risques agrégés
La compensation centralisée n'annule pas le risque de contrepartie, elle ne fait que le transférer vers la CCP. Dans la mesure où les risques de contrepartie sont indépendants les uns des autres, la CCP permet de les mutualiser. Comme dans le cas d'une compagnie d'assurance, le paiement par chacun d'une prime égale à l'espérance du sinistre permet de financer le remboursement de toutes les pertes. Mais il est probable que les risques de contrepartie ne sont pas indépendants : en cas de crise financière, de nombreux intervenants risquent de faire défaut au même moment. On est alors en présence de risque agrégé, ou « systématique ». Soit on accepte de ne pas couvrir ce risque, mais alors la compensation centralisée n'accroît pas vraiment la stabilité du système, au sens de résilience face aux chocs macro ; soit on cherche à couvrir ce risque, mais alors on a besoin de ressources pour effectuer des transferts en cas de choc macro. Comment garantir des ressources aussi importantes ? Doit-on procéder à la constitution d'un fonds de garantie de très grande taille, ce qui serait coûteux ? Peut-on compter sur le soutien de la banque centrale ? Les réponses à ces questions ne sont pas claires aujourd'hui.
L'aléa moral
Lorsqu'une institution financière a vendu beaucoup de protection, et que ces contrats menacent d'engendrer des pertes pour elle, elle fait face à un problème de « debt-overhang » (surendettement). Les pertes attendues jouent le même rôle qu'un endettement élevé, créant des problèmes d'aléa moral en incitant à une prise de risque excessive et des stratégies d'investissement suboptimales. Si les acheteurs de protection sont assurés contre le risque de contrepartie par la CCP, ils ne s'opposeront pas aux dérives des vendeurs de protections. C'est à la CCP de veiller à ce que ce problème ne surgisse pas, en particulier en procédant à des appels de marge. En effet, en sortant les actifs du contrôle de l'institution financière et en les transformant en actifs sans risque déposés auprès de la CCP, les appels de marge réduisent le problème d'aléa moral.
Le risque de spirales baissières
Mais les appels de marge, à leur tour, peuvent créer des problèmes. Considérons la situation ou des intermédiaires financiers ont vendu de la protection contre des obligations gagées sur des actifs immobiliers. Lorsque les cours de l'immobilier baissent, le risque de défaut de ces obligations augmente. Comme on l'explique dans le paragraphe précédent, cela crée un problème de debt-overhang. Pour faire face à ce problème, on procède à des appels de marge auprès des institutions ayant vendu des CDS. Ces institutions doivent alors liquider leurs actifs, ce qui donne lieu à des « fire sales », et une baisse du prix de ces actifs. On assiste ainsi à une contagion de la baisse des cours, depuis l'immobilier, vers les actifs détenus par les vendeurs de protection. Si le montant total de protection initialement vendu est important, cette contagion peut entraîner des effets systémiques négatifs supplémentaires. Pour éviter des tels problèmes, il peut être utile d'imposer des contraintes de capital pour les activités de vente de protection, afin de limiter les problèmes d'aléa moral, et ainsi réduire le besoin d'appels de marge. Il peut aussi être utile d'instaurer des limites sur les positions nettes des vendeurs de protection, pour réduire l'amplitude des fire-sales
potentielles. Ainsi, les CCP ne peuvent effectivement assurer les agents et stabiliser le système financier que si elles sont conçues pour prendre en compte les problèmes d'incitation (ce qui s'inscrit dans une perspective micro-prudentielle) et les équilibres agrégés (ce qui s'inscrit dans une perspective macroprudentielle). Sinon, les CCP peuvent devenir des causes de fragilité, plutôt que des facteurs de stabilité.
Cet article est publié dans la Revue Banque.fr