« Brexit » : lettre ouverte à mes enfants

16 Juin 2016

Chers Alice, Edmond et Luke,

Peu de choses font autant figure de ridicule qu’un homme d’un certain âge lorsqu’il ne comprend pas que son épouse puisse vouloir le quitter après des décennies de vie commune. Son manque de lucidité renforce la conviction qu’elle a bien fait de partir.

Pour rien au monde, donc, votre père ne vous laisserait imaginer que la nouvelle que son pays d’origine envisage de mettre fin à sa longue vie commune avec son pays d’adoption puisse provoquer chez lui la moindre surprise. 

Tout est parfaitement compréhensible : déjà, la cohabitation fut, disons, légère depuis le début, car la Grande-Bretagne n’a jamais arrêté de faire les yeux doux outre-Atlantique. Même si ces petites bombances n’ont jamais suscité de vrai retour d’ardeur, je savais parfaitement que son cœur était instable…

Que votre futur premier ministre, Boris Johnson, soit séduit par le toupet roux du futur président Drumpf (jusqu’à commander le même, selon toute apparence), ça n’a rien d’étonnant. Il y a des
années qu’on avait remarqué à quel point Tony Blair mimait les gestes de son hôte George « Dubya » Bush lorsqu’il était reçu par ce dernier à Camp David. 

A chacun son goût, n’y voyez aucune jalousie. Les dégâts du mimétisme resteront limités. Même ce projet, dont j’ai entendu parler, d’une muraille contre les immigrés, construite sur les falaises de Douvres et payée par les Français, ne verra jamais le jour : l’Etat français n’est guère plus solvable que l’Etat mexicain. Et les falaises ne sont-elles pas déjà assez hautes ?

N’imaginez pas non plus que je sois le moins du monde offusqué de ne plus avoir le droit de vote après avoir vécu plus de quinze ans hors du pays (mais depuis quand, voyons, est-ce devenu la règle ?). Ni que cette privation puisse remuer un couteau dans la plaie, laquelle d’ailleurs n’existe pas. Vous voterez puisque vous y avez vécu plus récemment : faites attention à ne pas trop abuser de votre droit d’absence.

Cela dit – voilà, c’est plus fort que moi – je ne la comprends vraiment pas, cette histoire. Que le cœur l’emporte sur la tête dans un réaménagement des alliances, on l’a déjà vu, souvent. Aucune étude sérieuse ne donne raison économiquement aux partisans de la sortie, donc visiblement ce n’est pas le portefeuille qui pèse dans la balance. 

Comment se fait-il que le cœur de mes compatriotes puisse battre plus fort pour une vision de leur pays en train de s’enfermer dans l’isolement, aussi splendide soit-il ? Comment comprendre cet envoûtement ? Que sont devenus les descendants de ces Britanniques qui parcouraient le monde en quête d’aventure (et certes, aussi, de pillage) ? 

Je vous ai dit que je risquais de faire ridicule, de ne pas comprendre une histoire de cœur. Je me rends compte à quel point ma vie en France m’a éloigné de la compréhension de la psyché de mon pays. C’est sans doute la faute de la rédaction du Monde, qui me permet depuis trop longtemps d’écrire des phrases trois fois plus longues que celles qui seraient tolérées par le plus indulgent des journaux britanniques. 

Puisque c’est comme ça, soyons lucides dans le règlement du divorce. Répartissons nos biens non pas selon la règle pédante de l’égalité, mais en rendant à chacun ce que l’on n’est pas capable d’apprécier. Je croyais mon pays conscient de la richesse des cultures du monde ; il me donne tort. Soit : que le Royaume-Uni rende le chutney, le thé chinois, la bière blonde, les magnifiques currys de Birmingham et de Brick Lane, toute l’excellente plomberie polonaise installée depuis plusieurs années et dont on se servirait bien en France.

Que la belle langue de Sa Majesté soit désormais purgée de tous les gallicismes qui s’y sont infiltrés et dont vous vous passerez facilement, de ses « entrepreneurs » et de ses « attachés », de ses « restaurants » et de ses « garages », de ses « frissons » et de son « déjà-vu », de son « je-nesais-quoi » et j’en passe.

Que le quartier de South Kensington devienne un protectorat français (ça y est déjà, presque). Que ces fonctionnaires britanniques qui siègent depuis quarante ans aux institutions européennes, alors même que leurs dirigeants politiques jouent les vedettes intransigeantes, se voient accorder des passeports européens pour pouvoir continuer leur si excellent et pragmatique travail. 

La France vous rendra à son tour, et sans état d’âme, votre bière tiède, votre Worcestershire sauce, votre version de la crème anglaise et votre humour britannique, mis à part quelques épisodes des Monty Python que nous ne comprenons pas mais que nous acceptons car ça fait chic. Seulement ne nous demandez pas de vous céder le rugby ; ça lancerait une séparation houleuse dont seuls les avocats profiteraient. 

Ils ont beaucoup de choses en commun d’ailleurs, nos avocats. Je me demande si ce n’est pas eux qui s’agitent silencieusement en faveur de cette séparation. On ne peut rien attendre d’eux, et je n’arrive plus à parler à la Grande-Bretagne elle-même. Mais vous, les enfants de ce mariage qui bat de l’aile, vous ne pouvez pas faire quelque chose ?

 

Article publié dans le MONDE.FR