Interdire le cannabis freine-t-il son usage?

27 Janvier 2017

La situation actuelle en France est-elle satisfaisante ?

L’interdiction telle qu’elle est pratiquée dans notre pays est inefficace. N’importe qui peut se procurer du cannabis partout et très bon marché. Les dealers, toujours installés au même endroit, sont tolérés puisqu’ils ne peuvent être tous envoyés en prison. La prohibition conduit à ne pas appliquer les règles. Or avoir des règles qui ne fonctionnent pas nuit énormément à la démocratie. Je n’encourage pas la consommation de cannabis. Mais nous sommes obligés de constater que la police devrait se concentrer sur le terrorisme, sur les gros trafiquants, plutôt que sur les interpellations des usagers de cannabis, qui sont de plus en plus nombreuses. La focalisation sur les usagers est un fait récent. C’est la facilité d’arrêter ces personnes, cela n’a aucune efficacité, mais cela permet de «faire du chiffre».

Certains pays ont choisi la dépénalisation de la consommation plutôt que la légalisation du cannabis. Qu’en pensez-vous ?

Je suis opposée à la dépénalisation qui cumule les inconvénients de la prohibition et de la légalisation. La consommation de cannabis explosera puisque les usagers ne risqueront plus rien. Et du coup les trafics et la délinquance associée augmenteront également. Pourquoi notre pays est-il le champion d’Europe de la consommation? Parce que les dealers se livrent une compétition féroce, que les prix sont de ce fait très bas. Une politique de dépénalisation a été tentée en Espagne et s’est soldée par un fiasco : la consommation a explosé, et la criminalité aussi, sans que rien ne puisse être contrôlé.

Quels sont les avantages de la légalisation ?

La seule chose à faire est de légaliser, comme l’ont fait plusieurs Etats américains, de monopoliser la distribution, de la contrôler, d’interdire la publicité, d’être sévère avec ceux qui vendraient du cannabis à des mineurs, de mettre en place un contrôle très strict par l’Etat à l’instar de ce qui a été fait sur l’alcool ou le tabac. A partir du moment où le prix du cannabis sera cher (celui d’un paquet de cigarette est composé à 80% de taxes), la consommation sera limitée. Légaliser ferait aussi diminuer l’attrait d’enfreindre un interdit auprès des plus jeunes. Contrôler est le seul moyen de remettre de l’ordre.

Appliquez-vous le même raisonnement pour les autres drogues ?

Oui, notamment parce que mener une politique sur la drogue et considérer les toxicomanes comme des malades plutôt que comme des criminels, permet de freiner les effets de contagion. Mais la priorité dans notre pays, c’est le cannabis. C’est une question de volume, il existe 11 millions de personnes qui ont expérimenté le cannabis alors que la cocaïne ne concerne que 400 000 personnes. Les gens savent que le cannabis est une drogue moins addictive que le tabac et l’alcool. La législation actuelle en France ne reflète pas les dangers. L’Académie des Sciences américaine vient de publier une étude qui montre qu’il n’existe que très peu de preuves de la dangerosité du cannabis. Il faut être dans l’efficacité, pas dans la posture. L’Etat doit reprendre sa place et rassoir son autorité.

Vous dites exactement l’inverse de certains candidats comme Manuel Valls qui défend la prohibition au motif qu'il «faut des interdits dans une société»…

Je suis d’accord qu’il faut de l’ordre dans le pays. Cela veut dire qu’il faut des interdits qui soient respectés. Mais notre pays est le plus gros consommateur de cannabis de l’Union européenne, derrière la république Tchèque. Cet échec décrédibilise l’Etat et alimente le populisme. Les prohibitionnistes ne prennent jamais en compte les dépenses policières et judiciaires consacrées à une politique inefficace. Très peu de gens se sont penchés sur le coût induit par la prohibition.

Aux Etats-Unis, la prohibition de l’alcool avait tout de même fait baisser la consommation d’alcool de 30% à 40%...

C’est vrai dans les premières années, mais dans notre pays, aujourd’hui le prix du cannabis est si bas, notamment parce qu’il n’est pas taxé, que les consommations sont à un niveau très élevé. Les politiques de prohibition visent à supprimer un marché en supprimant l’offre légale. Mais quand la demande est très importante le crime organisé y répond. Ainsi aux Etats-Unis, il y avait seulement de la criminalité ordinaire, avant la prohibition de l’alcool. La Mafia italienne s’est implantée durablement dans ce pays au moment de la prohibition. En France, notre consommation d’alcool a diminué de moitié en quelques années, non pas grâce à la prohibition, mais à une politique de la demande intelligente. L’Etat fait son travail, il est dans son rôle de contrôle. Par exemple les conducteurs savent que la police ne plaisante pas sur l’alcool.

La légalisation entraînerait-elle une hausse de la consommation ?

Je pense que ce serait difficile chez nous, puisque la consommation est déjà très élevée. Les 14-15 ans sont 40% à avoir déjà expérimenté le cannabis, cela signifie que toutes les familles françaises sont concernées. Là où le cannabis a été légalisé, comme dans le Colorado, on n’a pas observé une explosion des consommations, seulement le développement d’un tourisme cannabique. Aux Pays-Bas, la prévalence est bien plus faible qu’en France. Il ne faut pas opposer légalisation et répression, ce sont deux politiques publiques complémentaires. Pour contrôler la consommation, il faut que le prix du cannabis soit bien plus élevé qu’aujourd’hui, que les enfants ne puissent pas en acheter. Exercer une forte répression sur les trafiquants qui subsisteront permettra d’éviter la formation d’un marché noir. Il ne faudra faire preuve d’aucune clémence envers les dealers comme envers leurs clients, puisque ces derniers auront alors la possibilité d’en acheter légalement.

Vous insistez sur le «prix d’éviction». De quoi s’agit-il ?

En France, le prix du cannabis est tellement faible qu’il existe déjà une concurrence libre et parfaite entre les dealers. S'ils avaient eu un monopole sur le cannabis, son prix aurait été plus élevé, les dealers auraient des marges bien supérieures et la consommation serait plus faible. Si l’Etat rentre sur leur marché avec des distributeurs agréés, il lui faudra assécher la demande. Pour cela, il devra appliquer un prix assez bas. Le prix d’éviction est celui qui permet d’assécher le marché des dealers.

Le cannabis étant assez facile à produire soi-même, n’est-ce pas un obstacle à la politique publique que vous décrivez ?

Si j’étais fumeuse de cannabis, j’imagine que je préfèrerais en acheter plutôt que de le cultiver!

Ces dernières années, de nombreux pays et plusieurs Etats américains ont assoupli leur politique sur la consommation du cannabis. La France, elle, ne bouge pas. Pourquoi?
Je ne dirais pas cela. Il y a une évolution, notamment dans l’opinion publique. Certains politiques prônent la dépénalisation, ce qui est, à mon sens, la pire des solutions possible, d’autres la légalisation. Certains enfin restent favorables à la prohibition, en général pour des raisons morales, sans visiblement songer à l’efficacité.

Si les mafias perdent ce marché, vers quoi vont-elles se tourner ?

Mais les mafias ne sont pas une fatalité! La société n’est pas immobile, elle est plastique. Il ne faut pas raisonner à taille fixe. Ce n’est parce que le temps de travail est passé de 39 heures à 35 heures que des emplois se sont créés. S’ils n’ont plus de business, les dealers feront autre chose, ils travailleront comme tout le monde.

Dans les évolutions récentes, l’herbe se développe au détriment de la résine de cannabis. Qu'en pensez-vous ?

Un des problèmes de la prohibition réside dans la qualité des produits. Ce sont des criminels qui vendent ces produits. Ils n’ont aucun respect pour la santé des consommateurs. Un autre avantage de la légalisation est que la qualité sera contrôlée.

Comment fonctionnerait un monopole de l’Etat ?

L’Etat mettrait des agriculteurs sous contrat, qui produiraient en lieu fermé. Ces producteurs agréés délivreraient des produits dans des officines, qui ne devront pas être situées à proximité immédiate des écoles, auront des heures d’ouvertures réglementées, etc. Les prix devraient être différenciés selon la teneur en THC (tetra-hydro-cannabinol, le principe actif du cannabis, ndr) de chaque produit. Encore une fois, la vente aux mineurs serait strictement interdite, ainsi que la publicité. Une fiscalité spécifique serait appliquée.

 

Interview à lire dans PARIS MATCH