Interview Irène Inchauspé, de l'Opinion
Que pensez-vous de la décision d'opter pour une amende forfaitaire pour les consommateurs de cannabis ?
Le gouvernement n'est pas dans une logique de légalisation, or, dans le monde entier on assiste à une évolution des législations. Que la France bouge enfin sur ce sujet est une bonne chose. Je suis donc favorable à cette mesure. Aujourd'hui notre système de répression est totalement inefficace. On est l'un des pays au monde où l'on consomme le plus de cannabis. Sur ce marché, abandonné aux criminels, la disponibilité des produits est trop grande et les prix trop bas, du fait d'une concurrence anarchique entre dealers. On trouve du cannabis partout, à commencer dans nos collèges et nos lycées. C'est ainsi la première substance illicite consommée par les adolescents. A 16 ans, ils sont presque 80 % à l'avoir déjà expérimenté. Avec de tels taux de prévalence, toutes les familles françaises sont concernées par son usage. Et face à ce fléau on oppose un dispositif répressif très coûteux et inadapté, en mettant sur le même plan les dealers et leurs clients. La France est de fait la championne de la répression inutile. On comptabilise chaque année quelque 200 000 interpellations pour infraction à la législation sur les stupéfiants, dont la grande majorité concerne le simple usage. La police et la justice leur consacrent plusieurs centaines de milliers d'heures de travail. Or, comme on ne peut pas jeter en prison tous les usagers de cannabis, ce qui est théoriquement une des peines prévues, les arrestations se soldent la plupart du temps par un simple rappel à la loi.
La légalisation serait-elle plus efficace ?
Absolument. La prohibition est une politique publique qui vise à éradiquer un marché en supprimant son offre légale. Or, si la demande « frustrée » est grande, la prohibition donne naissance à un marché noir servi par des criminels. Ainsi, la prohibition de l'alcool aux Etats-Unis n'aura pas réussi à en éradiquer sa consommation mais elle aura permis l'émergence du crime organisé et de la mafia italienne dans ce pays. Les prohibitionnistes ne tiennent jamais compte de ces coûts pour la société. Ils supposent juste que ça va marcher. En ce qui concerne le cannabis en France, il est urgent que l'Etat reprenne les choses en main. La légalisation lui permettrait d'asseoir son monopole sur la distribution, comme c'est le cas pour le tabac. Cela permettrait de contrôler la qualité du cannabis vendu, alors qu'aujourd'hui les jeunes fument parfois des mélanges qui ont des effets dévastateurs sur leur santé. Il serait distribué par des officines dédiées installées loin des lycées et des collèges. La vente serait bien entendu interdite aux mineurs. Dans un premier temps l'Etat devra modérer la fiscalité
afin que les prix ne soient pas trop hauts, le but étant d'assécher le marché des dealers. Une fois que les réseaux mafieux auront été délogés du marché, il est souhaitable de relever la fiscalité afin de décourager la consommation.
Des prix élevés se traduisent par une demande modérée. En parallèle, les trafiquants qui baisseraient leurs prix en réduisant leurs marges pour récupérer une partie de la demande doivent être réprimés très sévèrement. Légalisation et répression ne sont pas opposées. Ce sont au contraire des politiques publiques complémentaires. Légaliser c'est reprendre le contrôle, ne rien faire c'est être laxiste.
Les rapports se succèdent, montrant l'inefficacité de notre système répressif, pourquoi les gouvernements ne veulent-ils pas légaliser ?
La France est un pays centralisé. Il lui est donc difficile d'expérimenter. C'est par exemple difficile de légaliser l'usage du cannabis dans une région, et en fonction du résultat, de généraliser l'expérience aux autres régions. C'est beaucoup plus facile dans des pays fédéraux ou avec des régions autonomes comme les Etats-Unis ou la Suisse. Il y a des Etats américains farouchement opposés à la légalisation et d'autres qui y sont favorables et qui l'expérimentent. En France, on note toutefois une évolution de l'opinion publique qui, pendant longtemps, était majoritairement opposée à la légalisation mais qui, aujourd'hui, souhaite une évolution de la législation. Le candidat Emmanuel Macron s'était d'ailleurs déclaré favorable à cette évolution pendant la campagne presidentielle, avant de faire volte-face pour s'adapter à son électorat.
La France a aussi voté la pénalisation des clients des prostituées. Que pensez-vous de cette disposition ?
Sur la prostitution, il existe aujourd'hui deux types de réformes. La première consiste à légaliser la prostitution et les maisons closes, comme l'ont fait par exemple les Pays-Bas ou l'Allemagne. Contrairement à ce qui était attendu par ses promoteurs, loin de faire disparaître la prostitution clandestine, elle a explosé. Cet échec de la légalisation à assécher les réseaux de proxénètes tient à la nature du marché. Une prostitution librement consentie se traduit immanquablement par des tarifs élevés. Un service sexuel n'étant pas anodin, les hommes et les femmes qui y consentent ne le font que si les revenus attachés sont suffisamment élevés.
Cela signifie qu'il y a toujours de la place, à côté de la prostitution légalisée, pour une prostitution clandestine tenue par des réseaux mafieux qui cassent les prix en exploitant des esclaves sexuelles. A l'opposé du modèle allemand, on trouve le modèle suédois, qui a décidé de criminaliser les clients des prostitués, avec envoi au domicile du client d'une lettre, publication dans les journaux de sa photo, le tout assorti de poursuites pénales. Cette politique fonctionne bien car s'il n'y a pas de demande, il n'y a pas d'offre. La prostitution a beaucoup diminué en Suède. Entre ce système répressif et la légalisation via les maisons closes, je pense qu'il existe une voie médiane.
Quelle est-elle ?
Je pense qu'il faudrait accorder aux prostituées un statut de type profession libérale réglementée, avec un ordre en charge des questions de consentement, de tarifs minimums, de reconversions, etc. Ces prostituées auraient une carte professionnelle, comme un caducée des médecins, et à charge aux clients de vérifier que celles et ceux à qui ils s'adressent ont bien un statut légal. Les pouvoirs publics doivent en parallèle sanctionner extrêmement durement les proxénètes qui font travailler des prostituées clandestines et les clients de ces dernières, sur le modèle suédois. Criminaliser le recours à des prostituées clandestines est un outil majeur dans la lutte contre l'exploitation sexuelle. Une fois encore, légalisation et répression vont de pair.