Electrons libres, mais sous surveillance

4 Avril 2015 Energie

Pour des raisons de sécurité, et parce que l’électricité est indispensable au fonctionnement des économies développées, l’industrie électrique fait partie des industries les plus réglementées. Parmi un grand nombre d’organismes publics et para publics de supervision, les régulateurs sectoriels nationaux, tels que la Commission de Régulation de l’Energie (CRE) pour la France, jouent un rôle essentiel, notamment en matière de contrôle des tarifs d’accès et de maintien de la qualité de service sur les réseaux. Mais il existe aussi des entités transnationales, comme l'Agence de Coopération des Régulateurs de l'Energie (ACRE), à laquelle est consacré ce billet.

1. La régulation des infrastructures de transport

Dans la plupart des activités de réseau (eau, électricité, gaz naturel, …) la vague libérale des années 2000 qui a ouvert à la concurrence des industries souvent propriété publique a épargné les infrastructures. Dupliquer les réseaux d’alimentation en eau, les lignes électriques ou les voies ferrées coûterait beaucoup trop cher par comparaison avec le gain potentiel d’une concurrence accrue. Ces installations sont donc des « monopoles naturels ». Pour éviter que leurs gestionnaires n’abusent de leur pouvoir de marché (monopoles privés) ou manquent d’incitations dans la recherche d’efficacité (monopoles publics), l’essentiel de leur activité est sous le contrôle d’organismes de régulation.[1] Mais qu’en est-il quand l’activité concernée ne s’arrête pas aux frontières nationales ?

Nous avons vu dans le précédent billet que le paquet « Union de l’Energie »[2] poussait à la construction de nouvelles interconnexions et à une amélioration dans l’exploitation de celles qui existent. A qui appartiennent ces interconnexions, comment sont-elles exploitées et comment sont-elles régulées ?

La plupart des interconnexions sont des joint-ventures conclues entre les transporteurs situés des deux côtés de la frontière traversée. Par exemple, la liaison Angleterre-France appartient pour moitié à National Grid et pour moitié à Réseau de Transport d’Electricité.[3] L’exploitation de ces lignes est donc négociée à parité entre les deux gestionnaires de réseau. Reste le problème de leur régulation.

2. Le rôle de l’ACRE

 
L’Ofgem britannique n’a aucune compétence du côté français et, symétriquement, la compétence de la Commission de Régulation de l’Energie s’arrête au milieu de la Manche. C’est principalement pour mieux organiser le travail des agences nationales dans la régulation des interconnexions, qu’a été créée l’Agence de Coopération des Régulateurs de l'Energie (ACRE). Sa création remonte au troisième Paquet Energie (adopté en juillet 2009)[4] mais elle ne fut officiellement installée qu’en mars 2011. Son siège est à Ljubljana, en Slovénie.

L’ACRE est libre d’émettre des opinions et recommandations à destination des régulateurs de l’énergie des Etats membres, des opérateurs des systèmes de transport et même des institutions de l’UE. Mais ces opinions et recommandations ne contiennent aucune contrainte. En revanche, l’ACRE peut prendre des décisions contraignantes en ce qui concerne les interconnexions (allocations des capacités, règles communes de gestion, modalités d’accès au réseau), à condition que ce soit à la demande des autorités nationales de régulation ou lorsque celles-ci ne parviennent pas à s’entendre.[5]

Avec l’encouragement à la construction de nouvelles interconnexions électriques et les menaces planant sur les importations de gaz en provenance de l’est de l’UE, on peut penser que l’ACRE verra ses pouvoirs renforcés par le paquet sur l’Union de l’Energie. En effet, dans sa Communication du 22 février dernier, la Commission européenne note que « Il y a lieu de renforcer la régulation du marché unique au niveau de toute l'UE en renforçant significativement les pouvoirs et l'indépendance de l'ACRE dans ses tâches de régulation au niveau européen, afin qu'elle puisse superviser efficacement le développement du marché intérieur de l’énergie et les règles qui le régissent, et traiter toutes les questions transfrontalières qui doivent être réglées pour mettre en place un marché intérieur homogène. » Mais le terme « European regulator » qui figurait dans une première version du texte, a disparu.[6] Dans le programme de travail listé à la fin de la Communication, le réexamen du cadre réglementaire européen, notamment en ce qui concerne le fonctionnement de l'ACRE, est renvoyé à 2015-2016, sans plus de précision.

Il est probable que les gouvernements et les régulateurs nationaux chercheront à limiter l’extension des pouvoirs de l’ACRE. La perte d’influence des banques centrales nationales dans le cadre de l’Union monétaire va servir de repoussoir pour éviter que les régulateurs nationaux n’aient plus à jouer qu’un rôle subalterne, défini au nom de la subsidiarité, dans la mise en œuvre de la politique énergétique.

3. Combien faut-il de régulateurs ?

Le problème du choix entre un organisme européen unique et un ensemble d'organismes nationaux, ou une combinaison des deux, pour réglementer un secteur économique particulier a fait l’objet de nombreuses études académiques avec l’approfondissement et l’élargissement de l’Union européenne.[7] Le cadre réglementaire proposé dans le troisième paquet énergie sur les questions transfrontalières montre les difficultés rencontrées quand on veut créer une structure hiérarchique nationale/internationale avec des entités nationales mieux informées que l'entité internationale, mais qui régulent des activités provoquant des externalités hors de l’espace qu’elles contrôlent. Par exemple, construire une nouvelle ligne à l’intérieur d’un Etat membre ne devrait dépendre que du gestionnaire du réseau de transport du pays concerné et de son régulateur national qui connaissent bien les besoins domestiques. Mais s’il existe des interconnexions avec les pays voisins, la réallocation des flux d’énergie provoquée par la nouvelle ligne aura des effets sur les réseaux de transport des pays limitrophes. Pour ce qui est des externalités transfrontalières, il vaudrait donc mieux que la décision de construire la nouvelle ligne, qu’il s’agisse d’une ligne interne ou d’une interconnexion, soit prise à l’échelon international.

Mais les Etats membres ont des intérêts divergents et leurs marchés intérieurs réagissent différemment à la construction ou au renforcement d’une ligne selon qu’ils sont importateurs ou exportateurs d’énergie. Une nouvelle ligne permet de réduire les écarts de prix, ce qui est bon pour les consommateurs de la zone importatrice (où le prix baisse) et les producteurs de la zone exportatrice (où le prix monte). Le problème est que les autres acteurs voient leur situation se détériorer et ils chercheront à s’opposer au projet ou à demander une compensation. Les autorités nationales ont déjà du mal à organiser la redistribution des gains entre leurs citoyens. Quand la décision vient d’une autorité supranationale, les difficultés ne peuvent que s’intensifier . De plus, les informations collectées par les régulateurs nationaux sur leur réseau de transport sont probablement plus précises que celles que pourrait collecter un régulateur européen et moins distordues par rapport aux objectifs poursuivis. Sur le plan informationnel, l’avantage est donc aux régulateurs nationaux.

L’autre dimension à prendre en compte est celle de la capture du régulateur, c’est-à-dire sa capacité à résister quand les entreprises régulées lui demandent plus d’indulgence, ou au contraire, quand les clients de ces entreprises (par la voix de leurs élus) demandent plus de sévérité. A priori, le régulateur international peut mieux se défendre contre des demandes essentiellement nationales. L’expérience du secteur bancaire en apporte la confirmation.

Enfin, il faut tenir compte d’une évolution probable dans le transport d’électricité : la consolidation.[8] Si les transporteurs, essentiellement nationaux pour l’instant, lancent des opérations de fusion-acquisition avec leurs alter egos d’autres Etats membres, il faut prévoir au moins une régulation très coordonnée des régulateurs nationaux concernés. Face à la création d’un réseau unique transnational résultant d’une fusion-acquisition, la prise en charge de l’ensemble par un seul régulateur, international de facto, est la solution la plus efficace.

* * *

Les politiques nationales et communautaire ne sont qu’imparfaitement complémentaires. Le meilleur scénario de régulation pour l’Union de l’énergie passe donc par un régulateur transnational dont une partie des prérogatives devra être déléguée aux régulateurs nationaux. Ceux-ci devraient rester en charge de l’activité de distribution, dont le concernement est local, mais une grande partie de la régulation du transport en haute tension devrait être transféré à l’ACRE. Ce transfert de compétences vers une entité communautaire sera d’autant plus nécessaire que se développera la coordination entre gestionnaires de réseau de transport que nous appelions de nos vœux dans le billet précédent.

 

Lire l'article sur La Tribune

 

[1] Autorité de la concurrence (contrôle transversal des marchés), ARAF (activités ferroviaires), ARCEP (communications électroniques et postes), CNIL (protection des données personnelles), CRE (gaz et électricité), CSA (audiovisuel) sont quelques-unes (parmi une quarantaine) des autorités administratives indépendantes qui encadrent l’activité économique en France ; pour plus de détail, voir www.legifrance.gouv.fr/Sites/Autorites-independantes

 

[2] Le paquet « Union de l’Energie » est une Communication de la Commission européenne dont le titre exact est Cadre stratégique pour une Union de l'énergie résiliente, dotée d'une politique clairvoyante en matière de changement climatique, ec.europa.eu/priorities/energy-union/docs/energyunion_fr.pdf

[3] www.rte-france.com/uploads/media/pdf_zip/presse/dp-2006/dp_ifa_30_11_2006.pdf

[4] Règlement (CE) n° 713/2009 du Parlement européen et du Conseil du 13  juillet 2009 instituant une agence de coopération des régulateurs de l’énergie ; eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:32009R0713&from=EN

[5] Le détail des prérogatives de l’ACRE est présenté dans l’Annexe X de son « Programme de travail pour 2015 » disponible à www.acer.europa.eu/Official_documents/Acts_of_the_Agency/Publication/ACER%20Work%20Programme%202015.pdf

[6] Comparer les pages 9 de www.euractiv.com/files/energy_union_euractiv.pdf

et de ec.europa.eu/priorities/energy-union/docs/energyunion_en.pdf

[7] Pour une analyse plus détaillée, le lecteur peut se reporter à C. Crampes et L. Rives, « Regulating Electricity Transmission in the European Union - How Many Agencies? », paru dans Emerging Issues in Competition, Collusion, and Regulation of Network Industries, sous la direction de A. Estache, CEPR, 2011, p. 57–77 ; www.tse-fr.eu/fr/chapters/regulating-electricity-transmission-european-union-how-many-agencies

[8] La consolidation a commencé en Allemagne : les anciens réseaux de PreussenElektra et de Bayernwerk AG ont été rachetés et sont gérés par l'opérateur néerlandais TenneT; 50 Hertz Transmission qui gère les anciens réseaux de VEAG, BEWAG et HEW a été vendu en mars 2010 à un fonds d'investissement australien et à Elia, l'opérateur de réseau belge.