Le 30 novembre 2014, le géant énergétique allemand E.ON a surpris la plupart des observateurs de l’industrie en annonçant qu’il se séparait de ses activités traditionnelles de production d’électricité en Europe pour se concentrer sur les réseaux, les énergies renouvelables, et les services aux consommateurs[1]. Cette annonce marque effectivement la disparition d’un géant énergétique européen, dont l’histoire se confond avec celle de la libéralisation de l’industrie électrique en Europe. Ce billet en tire les enseignements principaux.
La naissance d’un géant
A la fin des années 1990s, les gouvernements européens ont conjointement adopté des mesures visant à libéraliser les industries électriques et gazières. Au delà des considérations politiciennes de court-terme, deux facteurs semblent avoir motivé cette décision. Premièrement, il s’agissait d’inclure dans le marché commun l’énergie, un secteur important de l’économie. Or monopoles nationaux ou régionaux, issus de l’après guerre, et marché commun étaient difficilement conciliables. Deuxièmement, la libéralisation redistribuerait les risques et les incitations entre actionnaires des énergéticiens et clients. Les monopoles historiques semblaient avoir transféré aux consommateurs la grande majorité des risques pesant sur leurs investissements et opérations courantes. De plus, à tort ou à raison, l’industrie n’avait pas une forte réputation d’innovation. L’introduction de la concurrence permettrait l’émergence d’opérateurs et de marchés à l’échelle européenne, et serait porteuse d’innovation.
Le groupe E.ON est né en 2000 de la fusion de deux électriciens allemands, VEBA et VIAG, eux même regroupant de nombreuses entités, pour tirer profit de la libéralisation. Son nom, référence transparente aux « jeunes pousses » de l’internet, annonce une nouvelle ère dans l’industrie électrique et gazière. Il se positionne d’emblée comme un énergéticien de premier plan, et se lance à la conquête du monde énergétique: il acquiert Powergen, présent en Grande Bretagne et aux Etats Unis en 2002, puis Ruhrgas, le géant gazier allemand en 2003. Energéticien admiré par les observateurs, craint par ses concurrents, il semble impossible à arrêter. En 2013, son chiffre d’affaires s’élève à 122 milliards d’Euros, bien supérieur à celui d’EDF (76 milliards d’Euros) et de GDF-Suez (89 milliards d’Euros).
Pourquoi cette entreprise se coupe-t-elle en deux, moins de quinze ans après sa formation? E.ON (comme de nombreux autres énergéticiens) a sous estimé les risques dans trois domaines: la cyclicité des prix de l’énergie, l’irrationalité économique des politiques énergétiques, et la complexité des opérations internationales.
Des cycles dans l’industrie électriques
La plupart des industries, et certainement toutes celles touchant aux matières premières, sont sujettes à des cycles. Lorsque la demande augmente et/ou l’offre se raréfie, les prix montent, ce qui déclenche des investissements massifs attirés par des perspectives de profit élevé. A cause du manque de coordination entre investisseurs et des délais de maturation des investissements, arrive un jour où la capacité dépasse la demande (d’autant plus rapidement si une crise réduit brutalement celle-ci), et les prix s’effondrent. L’exemple le plus récent est l’effondrement des prix du pétrole durant la deuxième moitié de l’année 2014.
Par construction, l’industrie électrique réglementée ne connaissait pas de cycle, le prix étant déterminé par les régulateurs (ou les Etats) pour couvrir en moyenne les coûts de long-terme. En revanche, l’industrie électrique « libéralisée » retrouve sa nature de marché de matière première : elle est donc cyclique. Le premier cycle observé aux Etats Unis dans les années 1990s a conduit à la faillite spectaculaire d’Enron et de sérieuses difficultés pour les autres producteurs « marchands », tels Dynegy, Mirant, Reliant, et Edison Mission. En Europe, le cycle s’est déroulé dix ans plus tard: à la fin des années 2000, les énergéticiens ont massivement investi, en particulier dans des centrales au gaz, anticipant une forte croissance de la demande. La crise économique ayant réduit la demande, ces moyens de production n’ont plus aucune valeur économique. Les énergéticiens sont donc conduits à fermer des centrales en parfait état de marche, et à reconnaître d’importantes pertes financières.
Paradoxalement, cet épisode est un succès (au moins partiel) de la libéralisation : si l’industrie électrique était encore régulée, le coût de cette erreur d’appréciation aurait été porté par les consommateurs. La libéralisation signifie que le coût de l’erreur est porté par les responsables des choix d’investissement, à savoir les actionnaires des entreprises.
Le premier enseignement à tirer est donc que les électriciens, comme les autres industriels, doivent incorporer la dynamique des cycles dans leurs stratégies.
Des politiques énergétiques irrationnelles économiquement
Depuis le début des années 2000, les dirigeants européens ont poursuivi une ambitieuse politique de lutte contre le réchauffement climatique. Deux instruments principaux ont été mis en œuvre : un marché des émissions de CO2, et des subventions aux énergies renouvelables. La crise économique ayant réduit l’activité économique, donc les émissions de CO2, le prix du C02 sur le marché est trop bas pour avoir un impact significatif sur les décisions des agents. En revanche, les subventions aux renouvelables ont très bien fonctionné, et ont conduit à une entrée massive de nouveaux moyens de production, ce qui a mécaniquement réduit la valeur des moyens de production déjà installés.
Comme la plupart des énergéticiens « historiques » (et d’ailleurs des pouvoirs publics), E.ON a sous estimé l’impact des renouvelables sur l’industrie électrique. E.ON n’a donc pas investi dans les renouvelables, et a laissé de nouveaux entrants capturer cette opportunité. De plus, comme la plupart de ses pairs, E.ON n’a pas anticipé la baisse du prix de gros entrainée par la production renouvelable, ce qui a accentué le coût de portage de la surcapacité.
D’où un deuxième enseignement : les électriciens, comme les autres industriels, doivent être attentifs aux innovations et aux évolutions technologiques.
Cette deuxième leçon peut sembler injuste. L’irruption des renouvelables est la conséquence d’une décision politique, dont les pouvoirs publics n’avaient probablement pas mesuré toutes les conséquences. Comment les électriciens peuvent-ils se protéger d’une erreur d’appréciation des pouvoirs publics ?
La réponse est qu’un des rôles des industriels est d’informer la décision publique. Il faut donc se demander pourquoi les électriciens n’ont pas réussi à convaincre les pouvoirs publics que les subventions aux renouvelables auraient des effets aussi dévastateurs. N’avaient-ils pas pris la mesure de l’impact des renouvelables ? Ou n’ont-ils pas réussi à être audibles dans le débat public ?
Ces questions s’appliquent aussi à une autre politique publique qui a profondément affecté le groupe E.ON, l’arrêt du nucléaire en Allemagne. A la suite de la catastrophe de Fukushima, le gouvernement allemand a décidé de ne pas prolonger la durée de vie des réacteurs nucléaires allemands, sans prendre en compte l’impact de cette décision sur la profitabilité des opérateurs. Comme pour les renouvelables, il est permis de se demander pourquoi E.ON (ainsi que les autres opérateurs nucléaires allemands) ne sont pas parvenus à mieux négocier avec les pouvoirs publics.
Le troisième enseignement est que, même si l’industrie est libéralisée, les électriciens ne doivent pas négliger l’importance des décisions politiques, et donc s’assurer que leurs positions sont audibles par l’opinion publique et entendues par les pouvoirs publics.
Cette leçon s’applique aussi aux énergéticiens en Grande Bretagne où le régulateur de l’énergie (Ofgem) a demandé à l’autorité de la concurrence (CMA) d’enquêter pour vérifier si les six opérateurs les plus importants ne sont pas (au moins partiellement) responsables de l’augmentation des factures des clients.[2] La question ici n’est pas de savoir si six concurrents sont suffisants pour que l’industrie soit jugée concurrentielle, mais plutôt de savoir pourquoi les dits concurrents se retrouvent en position de suspects. Il semble qu’une mauvaise qualité de service, couplée à une politique maladroite de communication, leur ait fait perdre leur capital de sympathie dans la population, les laissant exposés aux attaques des associations de consommateurs et des responsables politiques.
Des aventures exotiques
Pour compenser ses déboires sur les marchés européens, E.ON est (tout à fait rationnellement) parti à la conquête de nouveaux marchés en croissance, en particulier le Brésil. Suivant les meilleures pratiques en la matière, l’entreprise a fait alliance avec un partenaire local, une des premières fortunes du pays. Malheureusement, celui-ci s’est révélé être un escroc, depuis en faillite. Cette mésaventure a un impact limité sur la valeur d’E.ON, mais elle illustre bien la difficulté de l’expansion internationale.
Le quatrième enseignement à tirer est que les électriciens, comme les autres industriels, doivent être extrêmement prudents dans leur développement international.
De la responsabilité limitée
Suite à ces mésaventures, E.ON a donc décidé de rassembler tous ses actifs historiques dans une entité qui sera vendue aux actionnaires (on parle de « spin-off »), et de se concentrer sur les renouvelables, les réseaux, et les services énergétiques. Une telle décision semble contraire au premier principe enseigné dans les cours de stratégie : une entreprise doit se concentrer sur les activités dans lesquelles elle dispose de compétences distinctives. Les investisseurs ne sont d’ailleurs pas très impressionnés : si le cours d’E.ON a monté immédiatement après l’annonce, il est rapidement redescendu[3].
Le troisième enseignement offre une justification possible à cette décision : elle permet à E.ON de protèger la valeur de ses activités profitables. Si les pouvoirs publics mettent en œuvre des politiques qui conduisent à la fermeture des moyens de production classique, et causent ainsi de nombreuses pertes d’emploi, ils ne pourront plus se tourner vers les actionnaires d’une entreprise qui génère plus de 120 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Ils auront face à eux une entreprise en faillite, et devront donc supporter le coût économique et politique de leurs décisions. Cette perspective devrait inciter les décideurs politiques à prendre en compte l’impact de leurs décisions sur les producteurs …
* * *
La décision d’E.ON s’inscrit dans une transformation profonde de l’industrie électrique. Le XXe siècle a été caractérisé par de fortes économies d’échelle, donc la mise en œuvre de moyens de production centralisés toujours plus gros, et l’émergence de grandes entreprises exploitant ces centrales et les réseaux les reliant aux utilisateurs. Le XXIe siècle verra progressivement émerger un nouvel équilibre dans lequel les technologies de l’information permettront une meilleure optimisation locale (bâtiments, quartiers, villes) et un rôle plus important de la production décentralisée.
Ce nouvel équilibre annoncé par de nombreux observateurs[4] requiert une transformation profonde de la relation des consommateurs à l’électricité. Alors que le modèle historique nous a habitués à voir dans l’électricité un bien toujours disponible à prix constant, l’optimisation locale signifie que le prix variera en fonction des circonstances. Cette transition, plus complexe qu’il y paraît, sera examinée dans de prochains billets.
Post Scriptum : le gouvernement a publié au Journal Officiel[5] du 22 Janvier 2015 l’arrêté prime discuté dans un billet précédent[6]. Les opérateurs d’effacement diffus recevront désormais une prime de 16 € pour chaque megawattheure effacé en pointe, 2 € pour chaque megawattheure effacé hors pointe. Bilan de l’opération : affairisme et subventions aux stratégies perdantes 1 , démocraties et protection du pouvoir d’achat des consommateurs 0.
Retrouvez cet article sur La Tribune
[3] http://www.bloomberg.com/quote/EOAN:GR/chart
[4] Par exemple, Jeremy Rifkin, La troisième révolution industrielle. Comment le pouvoir latéral va transformer l'énergie, l'économie et le monde, Éditions Les Liens qui libèrent, 2012
[6] http://debate.tse-fr.eu/column/leffacement-de-la-prime-leffacement
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