A la tête du client

26 Février 2015 Energie

La discrimination tarifaire consiste, dans sa forme la plus simple, à vendre un même produit à des prix différents selon les acheteurs, les volumes, les lieux, les dates, les modes de paiement, etc. Cette pratique commerciale a très mauvaise presse. Elle est d’ailleurs proscrite par le droit de la concurrence.[1] Pourtant elle possède des qualités d’efficience et d’équité qui méritent d’être prises en considération. Pour comprendre la divergence de vue entre économistes et juristes sur ce sujet, le marché de détail de l’énergie britannique offre une bonne entrée en matière.

La fourniture de gaz naturel et d’électricité aux ménages britanniques

Alors que, vu du continent, le marché britannique de la fourniture de gaz et d’électricité aux particuliers est un modèle à suivre, les autorités en charge de la régulation de cette industrie ne sont pas satisfaites et lancent de façon répétée des enquêtes pour y déceler des entorses à la concurrence. L’une des accusations contre les six grandes entreprises du secteur (les Big 6) concerne une discrimination tarifaire spatiale.[2]

Pour comprendre la situation, il faut rappeler que les Big 6 sont les héritières des entreprises régionales issues de la privatisation de l’industrie en 1990.  Quand il s’agit de vendre de l’électricité ou du gaz, ces six entreprises et leurs challengeurs de plus petite taille sont supposés se concurrencer à armes égales sur l’ensemble du territoire britannique depuis 1999. C’est oublier l’inertie des consommateurs. Chacune des Big 6 conserve en fait un important portefeuille de consommateurs historiques peu enclins à aller chercher un autre fournisseur. C’est d’ailleurs pour cette raison que, 15 ans après l’ouverture totale du secteur à la concurrence, les 6 sont encore Big.

Il y a donc un nombre important de consommateurs résidentiels qui, sans être totalement captifs de leur fournisseur régional traditionnel, restent sourds aux offres des concurrents. Pour qu’ils acceptent de quitter le giron de leur fournisseur historique, il faudrait leur proposer des rabais substantiels, peu profitables dans un secteur où les marges sont déjà faibles. Mais il existe un second type de consommateurs résidentiels, plus jeunes, plus mobiles, et rompus à l’utilisation des comparateurs de prix. Ceux-là n’ont aucune difficulté à changer de fournisseur pour réduire leur facture, comme ils le font par ailleurs pour leur opérateur téléphonique, leur fournisseur d’accès à Internet ou leur banquier. Il n’est donc pas étonnant que sur un tel marché chaque grand fournisseur ait tendance à proposer des prix variables selon le code postal : des prix propres à la région où il se trouve implanté visant ses clients peu mobiles et des prix pour les autres régions où les clients doivent être démarchés au porte à porte, sachant qu’il a peu de chances de gagner la frange des clients fidèles à ses concurrents.

Egalité, équité, uniformité

Cette pratique est jugée inappropriée par le régulateur sectoriel (Ofgem) qui est intervenu de façon répétée au cours des années récentes pour limiter les clauses contractuelles jugées anticoncurrentielles.[3] L’Ofgem a ainsi imposé une condition de non-discrimination (connue sous le code SLC 25A) en 2009 pour une durée de 3 ans, mais ne l’a pas renouvelée après avoir observé que la concurrence s’en était trouvée réduite, alors qu’il en attendait une augmentation.[4]

Pour reprendre l’image employée par S. Littlechild,[5] le régulateur britannique, de même que la plupart des autorités dans les régimes démocratiques, a tendance à se comporter comme  Procuste, ce brigand de l’Attique qui couchait les voyageurs sur un lit puis, les voulant tous de la même taille, étirait les  prisonniers trop petits et coupait les pieds des plus grands. L’uniformisation a l’avantage de la simplicité mais beaucoup d’inconvénients, notamment l’inefficacité et certaines formes d’iniquité.

Supposons un marché avec deux types de consommateurs. Les uns sont prêts à payer un prix élevé pour obtenir le produit, les autres ne peuvent payer qu’un prix bas. Si le vendeur peut pratiquer une discrimination entre les deux groupes, il va demander au premier groupe un prix plus élevé que celui demandé au second. Si la discrimination est impossible, avec un prix unique faible le vendeur sert tout le marché mais perd les marges qu’il pourrait réaliser sur le segment haut ; avec un prix unique élevé, le vendeur peut augmenter ses profits mais il abandonne le segment bas du marché.

On voit donc que

i) Le prix unique est inefficace quand est fixé à des valeurs élevées car s’il permet au vendeur d’obtenir des profits c’est en abandonnant les consommateurs les moins rentables.

ii) Le prix unique est efficace s’il est assez bas pour servir tout le monde, mais il peut se révéler insuffisant pour financer les coûts fixes de l’opérateur. Par ailleurs, il laisse une rente très élevée à ceux qui sont prêts à payer beaucoup plus cher. Les milliardaires paient le gaz et l’électricité au même prix que les autres clients.

iii) La discrimination est efficace car elle incite à augmenter le surplus collectif, mais inéquitable puisqu’elle vide les poches des consommateurs au bénéfice des actionnaires du vendeur. Un impôt forfaitaire sur les bénéfices des entreprises qui optent pour ce système tarifaire permettrait de redistribuer les rentes.

 

Au Royaume Uni, le régulateur espérait passer de la situation iii) à la situation ii). Mais les fournisseurs obligés par la SLC 25A de proposer un même tarif dans leur zone traditionnelle de clientèle et hors de cette zone, n’ont pas baissé le prix interne comme l’espérait l’Ofgem. Ils ont augmenté le prix externe, passant de la situation iii) à la situation i). Observant l’effet anticoncurrentiel de cette uniformisation, l’Ofgem a abandonné cette obligation trois ans après sa mise en place.

Cinquante nuances de prix

Pour une entreprise, la situation idéale est celle dans laquelle elle n’a aucun concurrent et connait la disposition à payer de chacun de ses clients, lesquels ne peuvent pas réaliser de transactions entr’eux pour échanger le produit après l’avoir acquis. Sans contrainte légale, l’entreprise sert tous les clients dont la disposition à payer est supérieure au coût et maximise ainsi le surplus du secteur … à son profit.[6] Hors de ce cas, les choses se gâtent pour l’entreprise. En revanche, c’est une aubaine pour l’économiste, car savoir qui gagne et qui perd dans une politique de discrimination tarifaire exige l’examen minutieux de chaque cas particulier.[7]

Il est facile de comprendre que la présence de concurrents prêts à proposer des rabais aux consommateurs qui paient cher, ou la possibilité de faire du commerce parallèle (revendre sur les segments de marché où le prix est élevé des voitures ou des médicaments achetés là où le prix est bas), ou l’ignorance plus ou moins grande du vendeur quant aux dispositions à payer des acheteurs constituent autant d’entraves à la discrimination tarifaire. Il faut y ajouter les coûts de transaction, c’est-à-dire la difficulté à gérer un portefeuille de clients dans lequel figurent des prix multiples.

Les deux dernières entraves citées ci-dessus peuvent être réduites par le recours aux technologies de l’information, notamment l’exploitation des gigantesques bases de données sur les habitudes de consommation constituées par les vendeurs (Big Data). Dans le secteur de l’énergie, l’installation de compteurs dits intelligents et de boîtiers permettant de contrôler l’utilisation des appareils ménagers et de chauffage laisse augurer des offres de service plus ciblées sur des profils particuliers de consommation, assorties de prix personnalisés. Le Big Data autorise plus de discrimination, et ouvre donc un nouveau champ d’investigation pour les économistes, mais aussi pour les autorités de la concurrence qui devront se montrer vigilantes dans la protection des données privées et des conditions d’accès aux bases de données par les petites entreprises.

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C’est parce qu’il n’existe pas de loi générale sur les effets de la discrimination qu’elle est en réalité pratiquée à grande échelle sous des formes déguisées, sans que cela soulève de fortes objections. Dans les avions et les trains, les centimètres supplémentaires accordés aux passagers de première classe pour garder leurs genoux intacts sont facturés à un prix largement supérieur au coût additionnel. Les primes de fidélité, les « nous vous remboursons la différence si vous trouvez moins cher ailleurs », sont autant de formes particulières de différenciation des prix. Le choix laissé au client de prendre un forfait ou de payer ses communications téléphoniques à l’unité en est une autre. Dans le secteur de l’énergie, la plus répandue repose sur l’usage de tarifs en plusieurs parties, par exemple l’une totalement fixe couvrant les frais de gestion, une seconde dépendant de la puissance souscrite et une troisième basée sur la consommation. Toutes ces méthodes de tarification ont de grandes qualités en termes d’efficacité, mais il faut surveiller leurs éventuels biais redistributifs. Ici, comme dans beaucoup de pratiques, c’est seulement l’abus qui est dangereux pour la santé de l’économie.     

 

Retrouvez ce billet sur La Tribune.


[1] Les articles 101 et 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne stipulent qu’il est interdit d’appliquer, à l'égard de partenaires commerciaux, des conditions inégales à des prestations équivalentes en leur infligeant de ce fait un désavantage dans la concurrence.

[2] Pour le détail des préoccupations du régulateur sectoriel (Office of gas and electricity markets, Ofgem) voir le rapport sur l’état du marché du 27 mars 2014: www.ofgem.gov.uk/ofgem-publications/86804/assessmentdocumentpublished.pdf

[3] Le régulateur a envisagé d’obliger tous les fournisseurs à proposer un tarif unique par mode de paiement, dont la prime fixe mensuelle serait fixée par le régulateur lui-même, projet abandonné avant exécution (2012). Il a aussi proposé d’imposer aux fournisseurs d'énergie un maximum de quatre tarifs par type d’énergie. ‘The Retail Market Review – Updated domestic proposals’, 26 octobre 2012.  www.ofgem.gov.uk/ofgem-publications/39457/retail-market-review-updated-domestic-proposals.pdf. Pour les derniers développements de l’enquête menée actuellement par l’autorité de la concurrence (Competition & Markets Authority, CMA), voir ‘Energy market investigation. Updated issues statement’, 18 février 2015,    www.gov.uk/government/uploads/system/uploads/attachment_data/file/404867/Updated_Issues_Statement.pdf

[4] www.ofgem.gov.uk/ofgem-publications/74952/decision-standard-condition-25a-gas-and-electricity-supply-licences.pdf. La décision de non reconduction renvoie en particulier à l’analyse de C. Waddams Price et M. Zhu (2013), « Pricing in the UK retail energy market, 2005 – 2013 », competitionpolicy.ac.uk

[5] www.iea.org.uk/blog/ofgem-and-the-philosophers-stone.  Stephen Littlechild fut à la tête de l’agence de régulation de l’énergie en Grande Bretagne de 1989 à 1998.

[6] Il s’agit d’un cas théorique de référence appelé discrimination de 1er degré par A.C. Pigou, ‘The  Economics of Welfare’ (1920).

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