Quel est l’impact d’Internet sur la psychologie des utilisateurs ? Deux visions continuent de s’affronter. Selon la première, Internet nous rend plus habiles, mieux informés, plus rationnels. Il nous permet de comparer le prix d’un produit entre fournisseurs situés partout dans le monde, de planifier des voyages d’une sophistication inimaginable il y a vingt ans, de former un avis éclairé sur la politique en Birmanie ou l’environnement en Antarctique.
Selon la seconde, Internet nous empêche de nous concentrer sur un sujet pendant plus de trente secondes à la fois, nous goinfre de vidéos de chatons ou de strip-tease, et dans le pire des cas nous livre aux vendeurs d’images violentes ou aux recruteurs pour des causes extrémistes (ces deux dernières catégories étant souvent très proches).
Ce serait trop facile de répondre qu’Internet peut avoir les deux effets – certains utilisateurs deviennent plus rationnels grâce à la Toile, tandis que d’autres deviennent plus irrationnels, selon le type d’activité choisie. Parfois la même activité révèle des comportements à la fois rationnels et irrationnels.
Les 420 produits les plus recherchés
Prenez, par exemple, les résultats d’une étude qui vient de sortir dans Science Advances, une nouvelle revue à accès ouvert lancée en 2015 par la prestigieuse American Academy for the Advancement of Science (« How Many Cents on the Dollar ? Women and Men in Product Markets », par Tamar Kricheli-Katz et Tali Regev).
Les auteurs ont utilisé des données sur toutes les transactions entre 2009 et 2012 des 420 produits les plus recherchés sur eBay, pour voir si les femmes recevaient un prix différent des hommes qui vendaient les mêmes produits.
Plusieurs études précédentes avaient montré que les acheteuses, dans certains marchés hors ligne, payaient des prix plus élevés que les hommes, surtout pour certains services financiers ; il y avait même des hypothèses sur des différences (réelles ou imaginées) entre hommes et femmes en talent de négociation.
Dans un contexte de transactions impersonnelles sur Internet, il serait invraisemblable que ces différences persistent. Et, sur un site d’enchères comme eBay, les talents respectifs de négociation n’ont aucune pertinence : après que le vendeur a mis en ligne son produit, les seules personnes qui agissent sont les acheteurs.
Comportements les plus stupides
En l’occurrence, non seulement ces différences persistent, mais il semble même qu’elles s’aggravent. Les auteurs ont pu comparer les prix pour des produits neufs et d’occasion, et constatent que les vendeurs femmes reçoivent des prix 3 % moins élevés que les hommes pour les produits d’occasion de qualité apparemment identique, et des prix 20 % moins élevés pour des produits neufs.
Ce deuxième résultat est d’autant plus étonnant que le produit neuf a typiquement un prix objectif facile à découvrir, et qu’il n’y a aucune interaction réelle entre vendeur et acheteur. En revanche les acheteurs peuvent deviner, en règle générale, si le vendeur est un homme ou une femme.
Aucune différence de réputation des vendeurs ni de la qualité de la description du produit ne peut expliquer cet écart énorme de prix reçus. Il y a même un écart (de 6,8 % en moyenne) pour des bons d’achat, dont la valeur est affichée et qui n’ont aucune autre dimension pertinente de qualité. Les acheteurs, en somme, fuient les produits vendus par les femmes, et se privent d’articles qu’ils auraient bien voulu acheter si seulement le vendeur avait été masculin…
Contrairement aux contextes de la vie quotidienne où la discrimination contre les femmes est associée à une réelle proximité, eBay ne demande qu’une interaction entièrement virtuelle. Les habitués d’eBay sont en général des adeptes de la comparaison des prix et du comportement dit « rationnel ». Dans ce contexte, pourtant, ce sont les comportements les plus stupides qui ressortent. La personne qui surfe sur Internet pour économiser quelques euros finit par les perdre en refusant d’acheter d’une vendeuse plutôt que d’un vendeur.