Le prix Nobel récemment décerné à Jean Tirole rappelle l’importance et la vivacité de « l’école française d’économie. » Je souhaiterais évoquer trois aspects des travaux de cette école : la modélisation mathématique, la prise en compte des comportements stratégiques, et la tension entre l’utilisation de la langue française et la communication avec la communauté scientifique internationale.
C’est à Antoine Augustin Cournot (1801-1877) qu’il revient, de manière essentielle, d’introduire en économie les outils mathématiques, en particulier fonctions et probabilités. C’est dans ses Recherches sur les Principes Mathématiques de la Théorie des Richesses (1838), qu’ont été tracées, pour la première fois, des courbes d’offre et de demande.
Reprenant les travaux de Cournot, Walras (1834-1910) entreprit, dans les Eléments d’Economie Pure (1874-1877), de modéliser l’équilibre général d’une économie, qui se produit lorsque les prix sont tels que l’offre est égale à la demande sur tous les marchés. Walras fut le premier à exprimer cet équilibre comme un ensemble d’équations (en général non linéaires), une par marché, dont les inconnues sont les prix. Cependant, Walras ne put complètement venir à bout des formidables difficultés mathématiques soulevées par l’analyse de ce système d’équations.
Il fallut attendre plus d’un demi-siècle pour qu’un autre Français apporte la solution. C’est en 1954 que Gérard Debreu (1921-2004) publia dans Econometrica, avec son coauteur Kenneth Arrow, l’article « Existence of an Equilibrium for a Competitive Economy ».
Avec le grand oeuvre d’Arrow et Debreu, l’analyse de l’équilibre général en marchés parfaits atteignait son apogée. Par la suite, de nombreux économistes se sont attachés à étudier le fonctionnement de marchés imparfaits. Ce faisant, ils retrouvaient encore l’héritage intellectuel de Cournot. Celui-ci avait proposé une première modélisation du duopole, où chacun des deux producteurs sait que son offre va affecter le prix de marché – au contraire du marché concurrentiel, étudié par Walras et Debreu, où chacun prend le prix comme donné. Les travaux de Cournot, et de son successeur et contradicteur Bertrand (1822-1900), préfigurent la modélisation de l’équilibre d’un jeu par John Nash, et l’utilisation de la théorie des jeux en économie.
L’une des contributions qui ont valu le prix Nobel à Jean Tirole est, précisément, l’utilisation de la théorie des jeux en économie industrielle. Mais, avec son coauteur Jean-Jacques Laffont (1947-2004), Jean Tirole a aussi étudié une autre imperfection de marché : l’asymétrie d’information. En particulier, ils ont analysé l’interaction entre un régulateur et une entreprise régulée, lorsque cette dernière dispose d’information privée sur son « type », c’est-à-dire ses coûts et la qualité des services et produits qu’elle offre. Comment le régulateur peut-il, en dépit de cette asymétrie d’information, faire en sorte que l’entreprise serve utilement les consommateurs ? Les réponses apportées par Laffont et Tirole sont une des contributions majeures saluées cette année par le prix Nobel d’économie. Ils ont montré comment le régulateur pouvait proposer à l’entreprise un menu de choix tel qu’en choisissant dans ce menu, l’entreprise révèle son type. Grâce à cette révélation, le régulateur peut, en partie, pallier l’asymétrie d’information.
Les travaux de l’école française d’économie n’ont parfois été que tardivement lus hors de France… car ils étaient rédigés en français. Ainsi de Walras, dont les travaux ne furent traduits en anglais que bien après sa mort, mais aussi de Maurice Allais (1911-2010) dont l’ouvrage, Economie et Intérêt, publié en 1947, introduisait des concepts nouveaux, tels que le modèle à générations imbriqués, qui fut redécouvert dix ans plus tard par le grand économiste américain Paul Samuelson.
Debreu, Laffont et Tirole se sont affranchis de cette limite. Dès le début, ils ont publié leurs travaux, en anglais, dans les grandes revues scientifiques internationales. Cette ouverture a contribué à leur immense notoriété. Elle leur a permis de défendre et illustrer une certaine tradition française, et de contribuer à la créativité scientifique au coeur de notre pays. Comme l’a dit Jean-Jacques Laffont, « mon Amérique à moi, c’est Toulouse ».
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