Deux visions de l'entrepreneuriat s'opposent dans la littérature économique. La première, c'est celle de l' « autosélection » des talents. Selon cette théorie, les individus savent à quoi s'en tenir sur leurs propres capacités. Les très bons entrepreneurs sont prêts à affronter les pires difficultés, car ils savent que cela vaut le coup. Si l'on croit à cette théorie, des barrières à l'entrée modestes sont vertueuses. Elles ne privent pas l'économie de ses meilleurs entrepreneurs. Les « mauvais entrepreneurs » s'abstiennent sagement de jouer à la loterie entrepreneuriale, ce qui évite des créations d'entreprises non viables. Seuls les entrepreneurs « sérieux » se lancent, ce qui leur permet d'être crédibles lorsqu'ils lèvent de l'argent. C'est un peu cette vision qui prévaut dans les corporations diverses et variées depuis l'aube du capitalisme jusqu'aux taxis d'aujourd'hui : celles-ci exigent des certifications qui sont une sorte de bizutage propre à décourager l'amateurisme. Dans ce paradigme, la faillite doit être punie, car elle sanctionne un projet qui n'aurait pas dû voir le jour.
La vision alternative de l'entrepreneuriat, c'est la théorie de l'expérimentation : avant de commencer, nul ne connaît ses talents d'entrepreneur ni la valeur de son projet. Seule l'épreuve du feu les révélera. Cette incertitude n'est pas l'apanage des sociétés à fort potentiel de croissance. Tous les entrepreneurs y sont confrontés. Il y a bien sûr l'incertitude sur le produit. Mais aussi celle de l'entrepreneur quant à sa propre psychologie (va-t-il supporter le stress de l'indépendance ?) et ses propres compétences. Incertitude décuplée par les multiples casquettes que doit réussir à porter l'entrepreneur : concepteur, marketeur, commercial, mais aussi directeur financier et manager. Dans ce contexte, pour permettre aux talents de se révéler, les politiques publiques doivent réduire les barrières à l'entrée (tout le monde doit pouvoir se frotter à l'entrepreneuriat) et la faillite ne doit pas être trop sanctionnée.
Sur ce débat, l'Etat français, partagé entre l'égalitarisme (« tout le monde est talentueux ») et le refus du darwinisme économique ( « une entreprise qui meurt est une tragédie »), s'est toujours positionné de façon ambiguë : au XVIIIe siècle, il protège les corporations tout en protégeant l'artisanat « sauvage » du faubourg Saint-Antoine. Aujourd'hui, il défend le petit commerce tout en instituant le statut d'autoentrepreneur.
La théorie de l'autosélection a aujourd'hui du plomb dans l'aile : tout d'abord, les travaux d'économie comportementale montrent que les anticipations des entrepreneurs ne sont pas rationnelles. L'entrepreneur typique est très optimiste sur ses chances de succès et ses propres capacités : il est assez illusoire de compter sur sa capacité à l'autosélection responsable. Par ailleurs, une série de travaux récents suggèrent que l'expérimentation est une composante cruciale de l'entrepreneuriat. La mise en place du plan de retour à l'emploi en 2002 a rendu la création d'entreprise facile et peu risquée pour les chômeurs. Des dizaines de milliers d'emplois nouveaux ont été créés par ce biais, et les entreprises nouvellement créées ne sont pas moins bonnes comme le suggérerait la théorie de l'autosélection. Dans une étude récente réalisée pour le compte d'Uber, nous avons pu observer que les chauffeurs semblent apprendre sur eux-mêmes : certains sont plus productifs que d'autres, et ce sont ceux-là qui restent actifs sur la plate-forme à long terme.
Enfin, il est clair que l'économie numérique favorise la logique de l'expérimentation. Les plates-formes baissent considérablement le coût de s'essayer à de nombreuses activités en indépendant et de découvrir ses propres goûts et talents. En facilitant la pluriactivité, elles rendent artificielle la frontière entre professionnel et amateur, et permettent à ceux qui sont insatisfaits ou exclus du salariat traditionnel de se construire une carrière.
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