Quel est le rôle de l’assurance-vie en France aujourd’hui ? Cette question à mille cinq cents milliards d’euros reste essentiellement taboue et idéologisée, coincée entre le totem du système de retraite par répartition et les intérêts particuliers de la défiscalisation des héritages. Le refus de traiter cette question sans fard conduit à une situation particulièrement dégradée pour le dynamisme de notre économie, le coût du capital de nos entreprises, et le bien-être des ménages qui ont compris l’importance de la planification à long terme de leur épargne. Une remise à plat du système, neutre pour les finances publiques, ne peut plus être reportée. Les nouvelles règles de solvabilité dans le secteur de l’assurance nous obligent de toute façon à repenser l’industrie de l’épargne longue dans notre pays. Au lieu de subir ces réformes venues de l’Europe, soyons acteurs de l’inéluctable transformation de cette industrie pour lui rendre un rôle moteur de notre croissance. Au lieu de faire appel aux hedge funds et autres fonds de pension étrangers, recréons ici et maintenant les conditions d’une rencontre d’une épargne longue et risquophile d’une part, et d’investissements très longs, rentables et risqués d’autre part.
L’assurance-vie en France est caractérisée par plusieurs principes a priori particulièrement favorables pour l’épargnant. Ce dernier bénéficie en effet d’une garantie de rendement chaque année, combinée avec un effet cliquet qui fait que la rentabilité passée du contrat est définitivement acquise. Le contrat est aussi caractérisé par l’absence de pénalité de sortie, ce qui rend ce produit très liquide, en particulier au-delà des huit ans qui offrent à l’épargnant l’entièreté de l’avantage fiscal sur les plus-values. L’assurance-vie est aussi un moyen de transmettre un capital en franchise d’impôt au moment du décès. Ce produit a bénéficié de 3 décennies de croissance dans des conditions financières réellement exceptionnelles, ce qui en a fait le produit d’épargne préféré des français. La baisse continue des taux d’intérêt depuis le début des années 90 a permis aux assureurs de dégager de très confortables plus-values sur les réserves. Au lieu de les réserver à leurs anciens clients pour lesquels ces réserves avaient été constituées, les assureurs ont pu offrir une partie de cette manne à leurs nouveaux clients dans le principe de la solidarité intergénérationnelle défendue par le secteur, ce qui a considérablement renforcé l’attractivité du produit. En même temps, le taux garanti (à l’époque de 4.5 %) étant largement inférieur au taux des obligations à 10 ans, il était facile d’investir en actions une part importante de l’épargne collectée tout en limitant le risque lié à cette garantie. Le produit a donc offert à l’époque une rentabilité élevée, en même temps qu’une liquidité élevée et une sécurité extraordinaire.
Ce temps est révolu. Aujourd’hui, le taux garanti de 0 % est à peine inférieur au taux des obligations à 10 ans. La marge de manœuvre des assureurs pour prendre des risques dans la gestion des actifs a donc pratiquement disparu. L’assurance-vie en euro est aujourd’hui essentiellement investie en obligations, dont la rentabilité est historiquement faible. Et la remontée des taux obligataires, qui arrivera tôt ou tard, n’arrangera rien. Le cycle de hausse des taux produira les effets inverses de ceux observés lors du cycle précédent de 25 ans de baisse : les moins-values obligataires qu’il générera plomberont durablement la rentabilité du produit, avec un risque de fuite des épargnants vers des produits plus rémunérateurs offerts par cette remontée des taux. On peut même imaginer que de nouvelles sociétés d’assurance-vie se créeront dans ce contexte, qui seront plus attractives que celles en place puisque vierges du stock d’obligations dévaluées détenues par leurs consœurs. Quand on achète en direct une obligation longue, on accepte le risque de moins-value en cas de hausse des taux. Quand on le fait à travers l’assurance-vie, on est plutôt dans la situation de « pile je gagne, face tu perds », car, en cas de remontée des taux, l’épargnant a ici l’option de laisser l’assureur en plan avec l’obligation longue – et sa moins-value associée – qu’il a achetée pour lui. Ceci nous rappelle bien sûr que l’assurance-vie est un contrat… d’assurance !
Trente ans de succès
Ceci soulève la question de l’assurabilité de la garantie de taux offerte par les assureurs. Bien entendu, il existe des stratégies financières pour couvrir ce risque, et certaines grandes compagnies d’assurance les ont vertueusement mises en œuvre. Mais ce risque est de nature systémique, ce qui fait qu’une partie de la couverture offerte aux assurés est sans doute payée par le contribuable qui pourrait être amené à éponger les pertes des assureurs défaillants. Certes, un tel scénario ne s’est jamais matérialisé en France, même aux pires moments des multiples crashs et crises financières que nous avons connus depuis 3 décennies. Heureusement, même si certains éléments de la réforme sont très discutables, les règles de Solvabilité II vont obliger les assureurs à faire payer le vrai prix de la garantie de taux aux assurés qui y tiennent vraiment. Ceci prendra la forme de participations aux bénéfices plus faibles que par le passé, compensant l’augmentation du coût du capital des sociétés d’assurance qui continueront à vendre le produit en euro, et permettant une croissance des fonds propres pour couvrir le risque lié à la garantie.
Un équilibre délétère
L’assurance-vie française est aujourd’hui bloquée dans un équilibre délétère. La faiblesse du signal prix sur la garantie et le niveau élevé de liquidité du produit obligent les assureurs à une gestion très prudente des réserves, ce qui lamine les rentabilités. Offrir une garantie de rendement à 0 % quand le taux des OAT est à 1 %, tout en offrant la liquidité, c’est juste absurde ! Quelques tentatives pour sortir de cet équilibre ont été tentées. Le développement des contrats en unités de compte reste limité. La création du produit euro-croissance, qui réduit la qualité de la garantie et la liquidité du produit, reste à ce stade un échec, compte tenu de la faiblesse de la collecte sur ce produit. Ceci parce que le signal prix a disparu. Pourquoi acheter de l’euro-croissance à garantie réduite alors que le produit standard offre une garantie élevée quasi gratuitement ? En l’absence d’une intervention publique, il faudra sans doute attendre plusieurs années encore pour que les assurés réalisent que persister dans la voie du contrat en euro les condamne à un mauvais arbitrage entre risque et rendement et pour que les assureurs intègrent les justes exigences en capital que ces généreuses clauses imposent à leur institution.
Offrir le bon produit d’épargne longue
Comme le disait Keynes, au-delà de l’enrichissement que l’activité génère, les classes moyennes et supérieures désirent épargner pour deux répondre à deux besoins, l’un s’incarnant dans l’épargne de précaution et l’autre dans l’épargne longue. L’épargne de précaution, placées dans des actifs liquides, permet d’affronter les aléas de la vie. Le Livret A et les comptes d’épargne répondent à ce besoin. L’épargne longue, accumulée tout au long de la vie active, permet quant à elle de lisser la consommation tout au long du cycle de la vie, dans la perspective de la retraite. Pour cette catégorie de ménages, elle offre un pilier de financement complémentaire au système de retraite par répartition. Compte tenu de l’augmentation de l’espérance de vie, la durée moyenne de cette épargne se situe autour de 30 ans. Comme le propose mon collègue David Laibson d’Harvard, l’avantage fiscal limité à l’épargne longue pourrait permettre de discipliner les ménages sur cet objectif, dans un contexte où certains peuvent éprouver des difficultés à planifier leur stratégie d’épargne sur plusieurs décennies et à s’y tenir.
La théorie moderne de la finance nous enseigne que les épargnants disposant d’un horizon temporel plus long devraient prendre plus de risques. Beaucoup de contresens ont été écrits sur la raison profonde de ce précepte. Aujourd’hui, deux arguments émergent nettement pour justifier le placement de l’épargne longue dans des actifs plus risqués, comme les actions. Le premier argument est lié au paradoxe de la prime de risque, qui nous dit que le sur-rendement d’un portefeuille diversifié d’actions a été durant le siècle écoulé au moins dix fois supérieur à celui justifié par l’aversion au risque des investisseurs. Ce « triomphe des optimistes » est évidemment d’autant plus attractif que la durée de placement est longue. Le deuxième argument en faveur d’une relation positive entre durée de placement et prise de risque est fondé sur la notion de diversification temporelle : un investisseur qui dispose de plus temps peut lisser les chocs financiers instantanés par des variations de son niveau de consommation plus faibles sur des durées plus longues, réduisant d’autant le risque sur le niveau de vie. Un troisième argument, qui ne fait pas consensus, est lié à l’hypothèse de retour à la moyenne des rendements, un crash étant souvent suivi d’un rebond. Seuls les investisseurs disposant de temps peuvent espérer bénéficier de cette auto-assurance partielle. Pour résumer, l’épargne longue est par nature risque-compatible.
Un nécessaire « big bang »
Le produit d’assurance-vie en euro est incompatible avec l’aspiration longue que beaucoup de ménages éprouvent puisque ce produit est liquide. En offrant aux assurés la possibilité de sortir à tout instant, les assureurs s’auto-imposent un horizon de placement beaucoup plus court que celui qu’ont effectivement en tête la plupart de leurs clients. Cette rupture empêche les assurés de bénéficier de cette prime de risque élevée qui existe à long terme sur le marché actions. Il est donc indispensable de réduire la liquidité du produit pour faire se correspondre les durées de placement de l’assureur avec l’horizon d’épargne de ses clients, et pour en extraire le bénéfice en termes de rendement.
Si elle était tarifée à son juste prix, une garantie élevée de rendement serait elle aussi incompatible avec les intérêts de la plupart des assurés. Ce résultat, démontré par mon collègue Hayne Leland dans les années 90, nous rappelle que les épargnants les plus risquophobes devraient investir dans des actifs peu risqués plutôt que dans un produit risqué avec garantie.
En conséquence, je propose un « big bang » de l’industrie de l’épargne longue en France conditionnée par une réorientation de l’avantage fiscal sur des produits d’épargne vraiment longue, et par un renforcement de la tarification actuarielle de la garantie de taux offerte par chaque assureur. Cette tarification devrait émerger naturellement avec la mise en place de Solvabilité II, avec un effet retard que j’espère minimal. Quant à l’avantage fiscal des produits d’épargne en général, en assurance-vie ou ailleurs, l’Etat devrait le réorienter sur des produits d’épargne bloquée dans une perspective de la retraite, tout en préservant le système par répartition comme premier pilier.
Sous cette double condition, on peut espérer voir émerger un éventail de produits d’épargne plus efficaces, ciblés sur des profils différents. Certains ménages myopes et très risquophobes pourraient continuer à privilégier l’assurance-vie en euro de bon-papa, à garantie forte, ultra-liquide et peu rentable. Mais d’autres désireront migrer à la carte vers des produits plus dynamiques et plus prometteurs, dans lesquels ils accepteront de s’engager sur une plus longue durée et de prendre une part plus importante du risque. Ce meilleur partage du risque combiné avec l’allongement de la durée du passif renforcera les incitations de l’assureur à investir les réserves dans des actifs plus longs et plus risqués. La concurrence entre assureurs pourrait alors s’exercer dans la transparence des prix sur les différents paramètres du contrat : liquidité, niveau de garantie, durée de l’engagement. Dans ce nouvel équilibre, le désir d’épargne longue de beaucoup de ménages pourra enfin rencontrer les besoins de l’économie en financement de projets longs industriels et dans les infrastructures.