L’électricité est le produit d’une transformation industrielle. Elle a donc un coût. Elle a aussi un prix, ou plutôt des prix. Mais la plupart des consommateurs n’en connaissent qu’un, le prix de détail qui figure sur leur facture. En revanche, ils peuvent facilement accéder à une profusion d’informations décrivant le système électrique dans sa dimension physique. Pourquoi fournir aux consommateurs des informations physiques détaillées et les laisser seuls quand il s’agit de connaitre la valeur de l’électricité qu’ils consomment?
Pour connaitre le système électrique français : eco2mix
Le système électrique français est atypique en raison de l’importance qu’y joue l’énergie nucléaire. Mais dans son ensemble, il répond aux mêmes principes d’organisation que ceux qu’appliquent les autres pays. Comme l’électricité ne se stocke pas à grande échelle et comme la demande doit être servie en toutes circonstances alors même qu’elle n’est pas réactive aux variations de prix, il faut empiler des capacités de production dont les spécifications techniques sont complémentaires, c’est à dire des centrales de base (fort coût d’installation / faible coût d’exploitation) qui serviront tout au long des 8760 heures de l’année, et des centrales de semi pointe, de pointe et de super pointe (faible coût d’installation / fort coût d’exploitation) qui ne seront appelées qu’en fonction des variations cycliques et aléatoires de la demande.
Le savoir, c’est bien, le voir c’est mieux. Aujourd’hui, tout le monde peut visualiser en temps réel le mix électrique français sur le site http://www.rte-france.com/fr/eco2mix/eco2mix créé et maintenu par Réseau de Transport d’Electricité (cliquer sur le bouton « Production d’électricité par filière »). Sur le site, on trouve aussi les consommations nationale et régionale d’électricité, les échanges avec les pays limitrophes et les émissions de CO2 par jour, par semaine, par mois depuis janvier 2012. Pour les accros aux chiffres, il est possible de télécharger des fichiers de données, et pour les utilisateurs nomades, il y a une application à installer sur smartphone. Les passionnés d’astronomie pourront même voir les effets de l’éclipse solaire du 20 mars 2015 sur la production d’électricité photovoltaïque. Dans l’ensemble, eco2mix est un site qui nous apprend beaucoup sur une industrie dont dépend toute notre économie.
Et les prix ?
Jusqu’au début de cette année, le principal défaut d’eco2mix était d’être exclusivement dédié à des informations physiques (mégawatts électriques, tonnes de C02) sans la moindre référence aux coûts des capacités installées et à la valeur de l’énergie produite. Pour obtenir des données en euros, il fallait aller ailleurs, par exemple sur le site de la Commission de Régulation de l’Energie et sur celui de la plateforme de marché EPEX SPOT. Cette séparation entre données physiques d’une part, données monétaires d’autre part est révélatrice des progrès qui restent à réaliser avant que les mécanismes de marché pénètrent totalement l’industrie électrique. Dans les préoccupations des ingénieurs, qui ont voix prépondérante pour la conception du mix énergétique, il en va de l’électricité comme de la santé : ça n’a pas de prix. Equilibrer offre et demande devient alors juste un choix politique qu’il faut réaliser coûte que coûte (au sens propre), et on s’arrange ensuite pour équilibrer les comptes. Les prix importent donc peu.
Réduire la facture
Depuis le début de 2015, avec la mise en ligne de « Données de marché » concernant la France et huit pays voisins sous deux formats (courbes et carte des prix spots horaires), eco2mix propose un outil d’aide à la décision qui va pouvoir être exploité par les consommateurs et les fournisseurs.[1] En effet, il sera plus facile aux détaillants de proposer des contrats indexés sur les prix de marché en plus des contrats à prix moyens uniformes actuels. S’il accepte de payer son énergie au prix du marché, le consommateur peut réaliser deux types d’économies. D’une part, en reportant vers les heures de la journée où le prix de gros est le plus faible les consommations contrôlables (machines à laver le linge et la vaisselle, accumulateurs d’énergie et de chaleur), la facture énergie doit baisser à quantité inchangée de kilowattheures consommés. D’autre part, la prime de risque perçue actuellement par les fournisseurs pour transformer les prix de gros variables en prix de détail invariable ne se justifie plus ; elle peut être réduite grâce à la concurrence entre détaillants.
De la connaissance à l’action
Connaitre les prix est nécessaire à la prise de décision de consommation. Encore faut-il pouvoir exploiter cette connaissance. En l’état, eco2mix ne propose au consommateur français que les prix du jour même, pas ceux du lendemain. Ainsi, le 18 juin, il fallait se lever tôt (ou s’être couché tard le 17) pour apprendre que le mégawattheure vaudrait 18€ à 4h du matin et 50€ à 10h sur le marché français. Même s’il est très probable que le prix de gros pendant les heures de nuit est moins élevé que celui des heures de jour, l’amplitude de la différence peut être un facteur de choix important, notamment pour les consommateurs industriels. Pour pouvoir vraiment bénéficier des différentiels de prix, par exemple par des alternance de stockage-déstockage, il faut donc soit disposer de programmes informatiques capables de commander le branchement des appareils de consommation en utilisant l’information sur les données de marché, soit connaitre les prix du lendemain pour organiser sa consommation dès la veille. Pour le lecteur peu au fait des mécanismes de marché dans l’industrie électrique, signalons que connaitre les prix du lendemain ne nécessite ni boule de cristal ni marc de café. Les marchés du lendemain (day-ahead markets) sont la pièce maitresse de l’industrie libéralisée. Sur la plupart des bourses de l’électricité, le prix du mégawattheure est connu au plus tard en milieu d’après-midi pour chacune des 24 heures du lendemain. Quoi qu’il en soit, devenir réactif au prix de gros n’est pas gratuit. Il faut ou bien surveiller soi-même les marchés, ou bien les faire surveiller par des automatismes ou par des opérateurs spécialisés. Mais ce n’est pas plus compliqué que de s’informer en début de journée sur les embouteillages routiers et sur les conditions météorologiques.
Le prix de l’énergie et le prix du reste
Avec des consommations organisées sur la base des prix de gros de l’énergie, les gains macroéconomiques seraient considérables. En effet, l’équilibre entre offre et demande d’énergie se faisant par les prix, les producteurs ne seraient plus tenus d’installer et maintenir des capacités de pointe et super pointe utilisées seulement quelques dizaines d’heures par an pour satisfaire les pics de demande. Mais au niveau individuel, il ne faut pas espérer des gains importants. D’abord parce que toutes les consommations ne sont pas effaçables ou déplaçables d’une heure à l’autre de la journée ; il en résulte que, au moins pour les consommateurs résidentiels, les volumes concernés ne sont pas très grands.[2] En second lieu parce que le prix de l’énergie négociée sur les marchés de gros n’est que l’une des composantes de la facture présentée au consommateur. Pour obtenir le prix de détail complet, il faut y ajouter le tarif d’acheminement (TURPE pour la France), les taxes qui ne veulent pas dire leur nom (CSPE pour la France) et les taxes explicites, sans oublier les frais d’exploitation et les marges des fournisseurs.
Il ne faut donc pas être surpris si le prix de détail payé en Allemagne est beaucoup plus élevé que le prix de détail facturé en France alors que le prix de gros allemand est assez régulièrement inférieur ou égal au prix de gros français (voir par exemple la journée du 18 juin). Cet exemple montre bien les limites de la seule connaissance des prix de gros. Avec le développement des énergies renouvelables encouragé par les gouvernements européens, le prix de gros de l’électricité se réduit progressivement (puisque le coût d’exploitation des renouvelables est très faible, voire nul) et les équipements sont financées par des voies détournées : les tarifs d’achat, primes ou certificats verts sont répercutés dans la facture du consommateur.[3] Plus il y aura de sources renouvelables dans la production d’électricité et plus l’écart entre prix de gros et prix de détail grandira.
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Avec la publication des prix de gros horaires de l’électricité de la journée courante, eco2mix offre un outil précieux pour essayer de modifier le comportement des consommateurs, aidés par des fournisseurs susceptibles de proposer des contrats indexés sur les prix de marché. C’est une initiative qu’il faut saluer, mais il est souhaitable d’aller plus loin et affichant les prix du lendemain. Il serait bon également d’afficher la ventilation du prix de détail. On verrait ainsi la part décroissante du prix de l’énergie dans la facture présentée par les détaillants, notamment en raison de l’augmentation régulière des taxes servant à payer les aides aux énergies renouvelables, lesquelles vont se voir adjoindre le règlement du mécanisme de capacité qui est en cours d’installation.
Faire payer au consommateur final un prix variant avec le prix de gros horaire est un changement radical qui demande une adaptation des comportements. Il sera intéressant d’observer les effets de la réforme tarifaire qui débute en Espagne.[4] Les quelques 15 millions de clients résidentiels encore au tarif régulé (contre 11 millions passés en offre de marché) vont payer un tarif indexé sur les prix de gros de l’électricité, donc changeant d’heure en heure. Le consommateur facturé selon une combinaison du prix de gros horaire et de sa consommation horaire (ce qui suppose un compteur nouvelle génération) aura intérêt à garder un œil sur les prix de gros du marché espagnol, au moins aux périodes de pointe et de super pointe.
[1] Outre la France, les pays concernés sont l’Allemagne, l’Angleterre, la Belgique, l’Espagne, l’Italie, les Pays Bas, le Portugal et la Suisse. Les données de prix sont tirées de la plateforme ENTSO-E Transparency (https://transparency.entsoe.eu), elle-même alimentée par les bourses de l’électricité propres à chaque pays.
[2] Voir T.O. Léautier (2014) « Is mandating smart meters smart? », The Energy Journal, vol. 35, n° 4, octobre, p. 135–158.
[3] Nous avons traité à plusieurs reprises de la « Contribution au Service Public de l’Electricité » (CSPE) dans ce blog.
[4] Décret royal 216/2014 du 28 mars 2014 (www.boe.es/boe/dias/2014/03/29/pdfs/BOE-A-2014-3376.pdf) et Résolution du 2 juin 2015 du Secrétariat d’Etat à l’Energie (www.boe.es/boe/dias/2015/06/04/pdfs/BOE-A-2015-6203.pdf). Pour des informations en français, voir www.fr.capgemini-consulting.com/changement-paradigme-prix-electricite-espagne.