Le projet de réorganisation du géant de l’énergie EDF a suscité en France un débat médiatisé sur l’organisation de l’industrie électrique. Chacun y va de sa proposition. Même s’il n’existe pas de structure industrielle idéale permettant de répondre aux spécificités des modes de production et de consommation de l’électricité, toutes les options ne se valent pas.
Marché et bien commun
Les lois physiques qui permettent d’alimenter nos installations électriques résidentielles, commerciales et industrielles sont bien établies, et enseignées dans toutes les écoles d’ingénieurs de la planète. En revanche, les règles institutionnelles encadrant au mieux les relations entre les acteurs de cette industrie sont loin d’être stabilisées. Pour preuve, le débat actuel sur le projet Hercule, devenu Grand EDF. L’interminable négociation entre la Commission européenne et le Gouvernement français sur la réorganisation d’EDF présente au moins le mérite d’attirer l’attention des Français sur l’organisation de ce secteur essentiel de l’activité économique. Experts, politiques, syndicalistes et anciens salariés d’EDF donnent leur avis par voie de presse. Une tribune collective récente publiée dans Le Monde se montre particulièrement virulente contre l’ouverture à la concurrence. Les auteurs y déclarent que le prix de l’énergie ne doit pas dépendre des errements du marché. Pour eux, l’électricité est « un bien commun » que l’urgence climatique nous impose de faire revenir dans le giron de l’Etat. Cette solution n’est que l’expression classique de l’idéologie centralisatrice pour laquelle seules les élites politiques connaissent les moyens de satisfaire les citoyens. A l’autre extrémité du spectre on trouve les ultra-libéraux qui ne jurent que par la capacité organisatrice des marchés au service de l’intelligence collective. Pour les économistes spécialistes de l’Organisation Industrielle, la solution dépend des caractéristiques des produits, des besoins à satisfaire et des technologies disponibles.
Le produit, sa demande, son offre
D’abord, notons que l’électricité appartient à la catégorie des biens privés : quand un kilowattheure est consommé, il n’est plus disponible pour les autres consommateurs. Pour que le niveau d’activité soit efficient, le consommateur doit donc payer les kilowattheures qu’il prélève à un prix couvrant le coût de la mise à disposition. En cela, l’électricité se distingue par exemple de la protection du climat ou de la bonne qualité de l’air qui sont des biens communs produits par la transition énergétique et pour lesquels les pouvoirs publics doivent lutter contre la tentation individuelle de jouer au passager clandestin. En ce qui concerne la demande, il faut rappeler que l’énergie électrique n’est pas un bien final. Elle ne présente une utilité que si l’on dispose d’équipements pour la transformer en lumière, chaleur, froid, force motrice, etc. Côté offre, il faut commencer par transformer les énergies primaires (soleil, vent, charbon, eau, uranium, …) en énergie électrique, puis, comme celle-ci n’est pas stockable, l’acheminer jusqu’aux lieux de consommation par un réseau connexe, et enfin la vendre (donc compter, facturer et encaisser) aux consommateurs finals.
On peut organiser la construction et l’exploitation des différentes pièces de ce puzzle technologique de nombreuses manières : confier la totalité à une seule entreprise ou multiplier les intervenants, faire construire par certains et exploiter par d’autres, séparer l’amont (la production) de l’aval (la fourniture), distribuer les rôles entre acteurs privés, acteurs publics, et partenariats privé-public, créer des marchés de gros, de détail, de capacités, d’émissions de polluants, etc. Et qui doit garantir l’équilibre permanent d’un système où circule un produit non-stockable, investir en interconnexions, organiser les marchés, lutter contre la précarité énergétique, développer des technologies propres ? De fait, l’histoire et la géographie de l’industrie électrique montrent que la quasi-totalité des combinaisons possibles ont été ou sont expérimentées.
La régulation des industries de réseau
Dans toutes les industries de réseau, on observe depuis plus de trente ans une tendance à séparer les segments pour lesquels il est moins coûteux d’avoir un seul acteur (infrastructures de transmission et de transport, organisation du système) de ceux où plusieurs agents peuvent profitablement coexister (production et commercialisation). Pour l’électricité, comme pour les autres industries de réseau, le principe de la mise en concurrence repose sur la distinction entre l’infrastructure supervisée par une entité indépendante d’une part et, d’autre part, les utilisateurs de l’infrastructure soumis aux règles de la concurrence. Le réseau est un bien commun à caractère essentiel dont la gestion et les modalités d’accès doivent être contrôlées par les pouvoirs publics. Les utilisateurs quant à eux produisent et consomment les biens et services échangés grâce au réseau. Leur activité peut être organisée au sein de marchés concurrentiels dès lors que leur accès au réseau repose sur des règles équitables et transparentes.
En ce qui concerne l’électricité, cela implique de confier le contrôle et la gestion des infrastructures de transport et de distribution soit à un opérateur public, soit à un opérateur privé régulé. En revanche, les activités de production et de fourniture d’électricité doivent être ouvertes à des nouveaux entrants, d’autant plus qu’il existe une activité soutenue d’innovation, que la tendance est à l’éparpillement des unités de production utilisant les énergies renouvelables, et que la digitalisation généralisée facilite la coordination de ces unités. Cette partie de l’édifice repose sur deux ensembles de marchés : (i) des marchés de gros où producteurs et fournisseurs d’électricité échangent des kilowattheures à prix spot, à terme, de gré à gré,…; (ii) des marchés de fourniture au détail où les fournisseurs vendent aux consommateurs l’énergie électrique acquise en (i), et éventuellement des services. A charge pour l’opérateur du réseau de faire transiter les volumes contractualisés sur ses lignes et d’en tarifer l’usage pour couvrir ses coûts.
A noter que ce modèle d’organisation n’interdit pas d’intervenir à la fois en amont comme producteur et en aval comme fournisseur, tant que cela n’altère pas le bon fonctionnement des marchés. Il n’est pas non plus interdit à l’Etat de participer au financement de certaines technologies et équipements de production dès lors que cela de distord pas la concurrence. Et l’Etat a de bonnes raisons d’intervenir, par exemple pour accompagner la transition énergétique. Il ne s’agit pas d’abandonner l’électricité aux marchés mais d’exploiter leurs avantages en les régulant. Parmi ces avantages, on relèvera la remise en cause permanente des acteurs qui auraient tendance à s’endormir sur des positions acquises et la production d’indicateurs de valeur, les prix, qui reflètent les coûts de production, y compris les coûts climatiques et environnementaux.
Revenons-en à la France
Depuis la première Directive (1996) sur la libéralisation de l’industrie électrique européenne basée sur les principes exposés ci-dessus, la France souffre (aux yeux de la Commission européenne) de deux « handicaps » : (i) elle possède d’importantes réserves hydro-électriques et une forte industrie nucléaire, toutes deux peu coûteuses et peu polluantes et (ii) l’entreprise qui contrôle ces capacités de production est détenue majoritairement par l’Etat. Sur le point (i), l’Organisation Industrielle plaide en faveur d’un petit nombre d’acteurs, voire un seul, pour des raisons d’économies d’échelle, de sécurité et d’effets d’apprentissage. Il y a donc conflit avec le point de vue des autorités communautaires qui, hormis pour les monopoles naturels des lignes de transport et de distribution, ne jurent que par la concurrence entre des acteurs suffisamment petits pour ne pas altérer le fonctionnement des marchés. Mais il se trouve que, point (ii), il n’est pas dans l’ADN d’une entreprise contrôlée par l’Etat d’abuser de sa position pour récolter des profits et, si elle succombe à la tentation, les profits générés seront, au pire, distribués sous forme de dividendes aux propriétaires, donc aux citoyens français. Depuis plus de vingt ans, ces deux « exceptions française » empoisonnent les relations entre Paris et la Direction Générale de la Concurrence à Bruxelles qui, comme son nom l’indique, n’aime pas les grosses entreprises, même si elles sont sous contrôle public. En revanche, tout va bien côté transport (RTE) et distribution (ENEDIS et ELD). Malgré quelques retards au démarrage, tout va bien aussi sur le marché de détail où l’on trouve une grande variété de vendeurs. Mais ce dernier satisfecit repose sur une astuce organisationnelle : l’ARENH. Pour vendre de l’électricité au détail, il faut pouvoir en produire ou en acquérir. Ce sont les centrales nucléaires d’EDF qui sont tenues d’alimenter annuellement à hauteur de 100 TWh et pour 42€/MWh les fournisseurs qui ne disposent pas d’actifs de production et qui souhaitent éviter le marché de gros quand le prix y dépasse le tarif de l’ARENH. Pour 2021, ce sont 81 fournisseurs qui se sont présentés au guichet ouvert par la CRE, et il a fallu les rationner, ce qui n’est pas étonnant quand on fixe administrativement à la fois le prix et la quantité. EDF voudrait qu’on augmente le prix, les fournisseurs qu’on leur permette d’acheter plus.
Hercule et la tunique de Nessus
Dans cette configuration, EDF perd de l’argent et des clients à flot continu au profit de ses concurrents. Cette organisation est d’autant moins soutenable que l’entreprise est fortement endettée et doit engager d’importants investissements. D’où le projet Hercule et ses trois entités : une entreprise publique pour les centrales nucléaires et le réseau de transport, une entreprise privée pour les activités commerciales, la distribution d'électricité et les énergies renouvelables, et une troisième entreprise pour les barrages hydroélectriques. C’est une combinaison qui a ses avantages (essentiellement techniques et financiers) et ses inconvénients : le regroupement de la distribution et du commerce heurte de front les principes communautaires et les syndicats ne veulent pas d’une ouverture de ce regroupement aux capitaux privés avec cotation en bourse. On connait le destin tragique d’Hercule rapporté par Ovide. On attend maintenant la version Grand EDF de ce puzzle industriel.
Régulation vs. nationalisation
S’il est au moins une raison qui justifie l’intervention publique dans le secteur de l’énergie, ce sont les externalités. Produire de l’électricité détériore la qualité de l’air et le climat, produit des déchets radioactifs et génère des risques industriels. A ces externalités environnementales, il faut ajouter la sécurité d’approvisionnement qui peut être considérée comme un bien commun. Les producteurs et les consommateurs supportent une perte collective en cas de coupure mais ils n’ont pas d’incitation individuelle pour les éviter. La présence de ces externalités n’est pas un motif suffisant de nationalisation du secteur de l’énergie. La science économique recommande de mettre en place des politiques publiques compatibles avec l’économie de marché. Certaines existent déjà comme le marché européen des quotas d’émission pour le climat, et les mécanismes de capacité pour la sécurité d’approvisionnement. Aucun de ces marchés n’est parfait, mais la gestion centralisée non plus. Et pour citer Marcel Boiteux ,« … en tant que moyen de conduire l’économie, la concurrence imparfaite s’avère très supérieure à la planification imparfaite… Le problème des gouvernements n’est donc plus de diriger toute l’économie, mais de faire en sorte que, chaque fois qu’elle peut être efficace, la concurrence et le système des marchés qui va avec fonctionnent le mieux possible. »