Depuis la première directive ouvrant le processus de libéralisation de l'industrie électrique dans l'UE (1996), la Commission européenne s'évertue à transformer les consommateurs d'électricité en acteurs dynamiques, capables d'attiser la concurrence et de pousser les vendeurs à innover pour survivre. Las, le but est loin d'être atteint. Alors que nous sommes prêts à passer d'étal en étal pour comparer les prix de la botte de poireaux avant d'en acheter ou pas, quand il s'agit d'électricité nous nous préoccupons peu de son prix du moment que la lumière s'allume au moment où nous en avons besoin. Et le fait que perdurent des Tarifs Réglementés de Vente n'arrange rien.
Offres de marché et Tarifs Réglementés de Vente
La directive électricité (96/92/CE) et la directive gaz naturel (98/30/CE), complétées par divers textes communautaires ultérieurs, ont établi un principe de libre choix du fournisseur au profit des consommateurs. Chaque Etat membre a adopté son propre rythme pour transposer ce principe en droit national. Certains sont allés très vite. La France, elle, a progressé par étapes, étendant le champ d'application en suivant un calendrier calqué à la lettre sur les dates limites imposées par la politique européenne. Quelle qu'ait été la rapidité de la transposition, depuis le 1er juillet 2007 tous les clients, résidentiels ou professionnels, personnes privées ou organismes publics, peuvent librement choisir leur(s) fournisseur(s) d'électricité et de gaz naturel. Sur le site de la Commission de régulation de l'énergie (CRE), on trouve la liste de la quinzaine d'entreprises agréées pour proposer des offres dites "de marché" aux clients français intéressés. Dans cette liste on trouve les fournisseurs historiques, c’est-à-dire les vendeurs présents avant l'ouverture des marchés, notamment EDF pour l'électricité et Engie (héritier de Gaz de France) pour le gaz naturel, en concurrence avec des "fournisseurs alternatifs", français ou étrangers.
Pourquoi faire une distinction entre fournisseurs historiques et nouveaux venus? Parce que la loi française a confié aux premiers la mission de continuer à offrir l'énergie aux Tarifs Réglementés de Vente (TRV), en parallèle des offres commerciales par lesquelles ils répondent à la concurrence des seconds.
Les TRV sont un vestige de l'ancienne organisation de l'industrie, totalement administrée. Ils sont aujourd'hui fixés par les ministres de l'économie et de l'énergie après avis de la CRE, en application des articles L. 445-1 et suivants du code de l'énergie pour le gaz, et proposés par la CRE et approuvés par les ministres de l'économie et de l'énergie en application des articles L337-4 et suivants pour l'électricité. Ces tarifs réglementés sont calculés de façon plus ou moins … réglementaire. En principe, il s'agit d'un pur empilement de coûts, sans prendre en compte la réaction de la demande (élasticités prix directe et croisée) ni celle des fournisseurs concurrents (stratégies de meilleure réponse) comme devrait le faire tout vendeur. Cette méthode est peu efficace dans un cadre monopolistique puisque la couverture automatique des coûts n'incite pas à les réduire. Elle est carrément inopportune dans un monde qui se veut concurrentiel. En effet, tous les consommateurs éligibles (aujourd'hui, les clients résidentiels et les petits professionnels), sont libres d'acheter soit au TRV soit aux offres de marché. Donc les TRV arrêtés par la CRE et le gouvernement ont une influence déterminante sur les prix de vente au détail. Comme, par ailleurs, le gouvernement a tendance à oublier en route certains des coûts des fournisseurs historiques qu'il faudrait introduire dans le tarif,[1] les concurrents ont du mal à trouver leur place dans ce monde décidément peu marchand.
L'extinction des tarifs réservés aux professionnels
Il n'y a plus de tarif réglementé pour les gros consommateurs.[2] Depuis le 31 décembre 2015, les TRV pour les sites de consommation ayant souscrit une puissance de plus de 36 kVA en électricité (tarifs jaunes et verts) et pour les sites non résidentiels qui consomment plus de 30 MWh de gaz naturel par an ont disparu. Pour l'heure, il n'est prévu aucune suppression des TRV en ce qui concerne les clients résidentiels et les petits professionnels.
La transition des TRV supprimés vers les offres de marché ne s'est pas faite sans mal. Pour qu'il n'y ait pas d'interruption de service chez les consommateurs distraits ou récalcitrants, le gouvernement a dû faire preuve de paternalisme à l'égard de ceux qui, au 1er janvier 2016, n’avaient pas encore souscrit de contrat en offre de marché. Leur contrat TRV a été automatiquement résilié pour basculer vers une offre dite transitoire servie par l'opérateur historique, applicable jusqu’au 30 juin 2016 au plus tard. Pour les inciter à enfin choisir un fournisseur, les tarifs de cette offre transitoire sont supérieurs en moyenne de 5% à ceux des TRV.
Mais cela n'a pas suffi. Dans ses avis 15-A-17 (2 décembre 2015) et 16-A-02 (19 janvier 2016), l'Autorité de la concurrence estimait déjà que des mesures incitatives plus énergiques et mises en œuvre plus rapidement étaient nécessaires pour accélérer la sortie des clients des offres transitoires et faire disparaitre le stock de consommateurs "inertes" avant le 30 juin 2016. En particulier elle préconisait des relances plus explicites en cours de période transitoire et le recours à une pénalité significative appliquée en plus du prix des offres transitoires afin d'inciter les inertes à passer rapidement à des offres de marché.
Malgré la facture majorée, au 10 mai 2016, il y avait encore environ 36 000 sites en électricité (sur 468 000) et 10 500 sites en gaz (sur 108 000) en offre transitoire.[3]
Anticipant cette inertie, pour inciter les retardataires à enfin souscrire un contrat et pour éviter que leur fourniture d’énergie soit suspendue, le gouvernement a pris le 11 février 2016 une ordonnance demandant à la CRE d'organiser l'affectation au 1er juillet 2016 des clients retardataires à des fournisseurs retenus selon une procédure concurrentielle. La CRE a désigné ces fournisseurs à l'issue d'un appel d’offres.[4] Pour accélérer le choix d'un fournisseur, les consommateurs encore inertes paieront un prix majoré d’au plus 30 % par rapport aux prix "usuellement pratiqués par les fournisseurs sur les marchés". Les candidats fournisseurs ont dû enchérir sur un montant unitaire qu’ils s'engagent à reverser à l’Etat; ceux d’entre eux qui proposaient les montants les plus élevés ont été sélectionnés. A priori, il y avait une grande liberté laissée aux candidats fournisseurs. En y regardant de plus près, on peut voir cependant que les prix à facturer au client pour le gaz et pour l'électricité reposent sur des formules présentant une forte ressemblance avec celles utilisées pour le calcul des tarifs (voir la section 4.2.2. du cahier des charges rédigé par la CRE).
Des consommateurs résidentiels inertes
Cette inertie d’une partie des clients professionnels ne peut que conforter les pouvoirs publics dans leur souhait de maintenir les TRV pour les consommateurs résidentiels. Comme le montre le tableau, huit ans après l'ouverture des marchés de détail, les nouveaux venus n'avaient grignoté que 12% du marché électrique et 20% du marché gazier. La majorité des consommateurs résidentiels de gaz naturel (6,2 millions sur 10,6 millions) et l'écrasante majorité des consommateurs résidentiels d'électricité (28 millions sur 31 millions) ne jurent que par les tarifs réglementés de vente.
Ces chiffres semblent témoigner de l’attachement des consommateurs français aux TRV, donc les légitimer. Pour l’électricité ils témoignent surtout de l’effet de la fixation par les pouvoirs publics des TRV en dessous des coûts, donc en dessous de ce que devrait être le prix de marché. Les consommateurs résidentiels et les petits professionnels sont restés fidèles aux TRV … parce que ceux-ci étaient historiquement moins élevés que les offres concurrentielles.
Depuis 2015, la situation a évolué : d’une part le prix de marché de l'électricité a baissé de 50%, passant d’environ 60 €/MWh à 30 €/MWh, et d’autre part les TRV sont désormais calculés par empilement des coûts, donc plus proches du prix de marché.[5] Pour ces raisons, les offres de marché sont désormais compétitives avec les TRV.
Nombre de sites de clients résidentiels au 31/12/2015 (en milliers) |
Electricité |
Gaz naturel |
Nombre total de sites |
31 790 |
10 628 |
Sites fournis en offre de marché, dont : |
3 689 |
4 360 |
• fournisseurs historiques
• fournisseurs alternatifs |
9
3 680 |
2 264
2 097 |
Sites au tarif réglementé |
28 101 |
6 267 |
Parts de marché des fournisseurs alternatifs |
11,6% |
19,7% |
source: CRE, Observatoire des marchés de l’électricité et du gaz T4 2015
Une élimination souhaitable
Plusieurs arguments économiques plaident en faveur de l'élimination des TRV. D'abord, ils ne sont pas nécessaires. La production et la fourniture d’électricité sont des activités concurrentielles. De nombreux producteurs d’électricité en Europe vendent leur production sur un marché de gros où s’approvisionnent de nombreux fournisseurs. Il n’est donc pas justifié de maintenir des tarifs réglementés. Les défenseurs des tarifs avancent la nécessité de protéger les consommateurs vulnérables. En fait cette protection n'exige pas des tarifs de détail réglementés ouverts à l'ensemble des consommateurs résidentiels, mais des mesures ciblées vers les ménages précaires.
Deuxièmement, les TRV sont une barrière à la concurrence. Ils constituent un plafond pour toutes les offres commerciales, d'autant plus difficile à dépasser que rester avec son fournisseur historique en payant un tarif fixé ou accepté par le gouvernement satisfait le petit consommateur pour qui ça fait un souci de moins. Le consommateur à qui on propose de choisir se dit aussi que, si les TRV continuent d'exister, c'est que les offres commerciales ne sont pas fiables, plus probablement douteuses, peut-être même malhonnêtes. Bref, le maintien des TRV dans un monde concurrentiel perturbe le libre jeu de la concurrence sur le marché de détail. Même si les tarifs réglementés restent réservés aujourd'hui aux petits professionnels et aux clients résidentiels, l'Autorité de la concurrence a recommandé au gouvernement de les supprimer, au motif que "ils ont une influence défavorables sur le fonctionnement de la concurrence sans pour autant contribuer positivement à la compétitivité des entreprises françaises et au pouvoir d'achat des ménages", au moins pour ce qui est du gaz (avis n° 13-A-09 du 25 mars 2013, point 55). Et de suggérer une suppression totale dans les années qui viennent (ibid. point 56). Cette extinction est également demandée par le Forum des consommateurs d'énergie.[6] On trouve les mêmes arguments de barrière à l'entrée affaiblissant la concurrence dans la communication "Delivering a New Deal for Energy Consumers" de la Commission européenne (juillet 2015).
Troisièmement, les TRV perturbent les décisions d’investissement des opérateurs historiques. En théorie, les TRV doivent couvrir le coût complet de production des opérateurs historiques (en plus des coûts d’acheminement et de commercialisation). En pratique, si le prix de marché est supérieur au coût de production, ce qui était le cas au début des années 2010, la part énergie des TRV est fixée au niveau du coût de production. En revanche, lorsque le prix de marché tombe en dessous du coût complet de production, ce qui est le cas aujourd’hui, les pouvoir publics sont incités à manipuler la formule de fixation des TRV afin que la part énergie se rapproche du prix de marché. Avec une rémunération égale au minimum du prix de marché et du coût de production, le producteur ne recouvre pas ses coûts de production dans la durée, ce qui fausse ses décisions d’investissement.
Ces trois arguments, dont chacun est suffisant, expliquent la position des économistes, laquelle est loin d'être partagée par tous les gouvernements. Malgré les admonestations de Bruxelles, environ un tiers seulement des Etats membres a totalement supprimé les TRV à ce jour.[7]
***
La situation actuelle en France sur les marchés de détail de l'électricité et du gaz naturel à destination des consommateurs résidentiels (et des petits professionnels) reflète bien le manque d'appétence du citoyen français pour les marchés concurrentiels. A grand renfort de dragonnades, réelles d'abord puis législatives, en un peu plus de trois siècles le pouvoir central a fait entrer dans la culture économique des français l'idée que l'Etat est bienveillant, éclairé et imaginatif. La liberté offerte par les mécanismes de marché est donc suspecte. TSM (tout sauf le marché) est un mot d'ordre qui transcende les partis politiques. C'est donc sans grande illusion que nous appelons une nouvelle fois de nos vœux une vraie libéralisation des marchés de détail de l'énergie, ce qui passe par la disparition des TRV.
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[1] Le lecteur que ne rebutent pas les textes officiels lira avec délectation les décisions du Conseil d'Etat n°383722 et n°386078 du 15 juin 2016.
[2] La loi n° 2014-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation a mis fin à la procédure d’infraction engagée contre la France par la CE depuis 2006 du fait du maintien des TRV pour les consommateurs non résidentiels.
[4] Voir le cahier des charges à http://www.cre.fr/content/download/14365/171493/version/1/file/160425CahierDesChargesAO_ContinuiteFourniture.pdf et la liste des gagnants à http://www.cre.fr/documents/deliberations/decision/continuite-de-fourniture/consulter-la-deliberation.
[5] Arrêté du 30 juillet 2015 relatif aux tarifs réglementés de vente de l'électricité https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000030954456&dateTexte=20160617
[6] "The Forum … calls for phasing out regulated prices and more clarity on the costs of the components of energy bills to remove barriers to effective competition and allow consumers to choose from more diverse offers."