Depuis cette crise sanitaire devenue rapidement économique, on parle beaucoup de relocalisation et de ré-industrialisation. Au-delà des effets d’annonces, ces processus, qui demanderaient du temps, vous paraissent-ils souhaitables ? Possibles ?
Si cela est possible, c’est souhaitable… Nous avons perdu beaucoup d’emplois industriels en France, nous nous sommes concentrés sur les services et si l’on
peut retrouver des emplois industriels, c’est très bien.
Après, est-ce réaliste ? Sommes-nous prêts à supporter des coûts plus importants ?
Si l’on produit ailleurs, c’est souvent pour une question de coût. On peut le regretter, mais c’est une réalité. La théorie des avantages comparatifs de Ricardo reste valide. Il relevait que l’Angleterre produisait du drap à bas coût, que le Portugal produisait du vin moins cher et donc il y avait échange de vin contre du tissu. Cela demeure vrai. On peut critiquer cette mondialisation, mais elle nous est aussi profitable. Si les usines chinoises n’avaient pas produit de masques, nous en aurions été privés. Par la suite, on a poussé l’industrie textile française à produire des masques et maintenant elle se retrouve avec des stocks qu’elle
n’arrive pas à écouler. La relocalisation n’est donc pas aussi simple que cela. Par ailleurs, les situations ne sont jamais immuables. Par exemple, les coûts en Chine ont augmenté et l’on voit des industries revenir en Europe. Le défi, en Europe et en France en particulier, est de s’adapter à ces changements.
Le problème de Renault est de ne pas avoir de bonnes voitures à vendre. Elles ne correspondent plus à ce que les consommateurs veulent et qu’elles soient produites au Maroc ou en France ne change rien au problème.
Comme lors de la crise financière de 2008, on a vu des dogmes qui paraissaient intangibles comme les 3 % du PIB de déficit public voler en éclats du jour au lendemain. Comment expliquer cela aux citoyens ?
L’Etat doit intervenir et actionner la dépense publique dans des moments de récession. Une action très forte de l’Etat dans ces circonstances est la
réponse nécessaire et il faudra vraisemblablement la poursuivre. Mais ne nous leurrons pas, cela signifie de la dette et il faudra la payer. Elle ne s’effacera pas. C’est une vue de l’esprit de penser qu’on peut ne pas la rembourser ou l’annuler. Il y a des créanciers. Très probablement, elle va peser durant des années et elle pèsera sur nos enfants.
Certains affirment que la BCE va racheter les dettes des Etats…
La BCE peut racheter des dettes et refinancer l’économie, mais cela ne veut pas dire que ces dettes vont disparaître. Et de ce point de vue, la France est
dans une situation particulièrement difficile. Si l’on ajoute la dette publique et la dette privée, nous avons plus de dettes que l’Italie…
L’une des solutions consiste-t-elle à travailler plus ?
Je trouve préférable de travailler plus plutôt que l’on prélève de nouvelles taxes ou que l’on s’en prenne à l’épargne. Nous avions déjà un problème d’évolution démographique qui allait nous conduire à travailler plus longtemps. C’est la problématique des retraites. A cela s’est ajouté cet événement d’une ampleur aussi inattendue que spectaculaire. Dans ces circonstances, je pense qu’il faudrait trouver des solutions afin d’augmenter le temps de travail. J’ai proposé que l’on transforme des jours de congé en jours de travail. Pour une raison très simple : nous n’allons pas tous prendre nos jours de congés, les Français n’auront pas forcément les moyens d’avoir un mois de vacances. D’autre part, il faut permettre aux entreprises de produire à nouveau et d’assurer leur pérennité.Entre les congés payés et les RTT, on pourrait trouver une certaine flexibilité sur la base du volontariat, à travers des accords dans les entreprises, pour augmenter le temps du travail, du moins temporairement. Cela me semble préférable à de nouveaux impôts ou à des emprunts pour rembourser la dette.
On a beaucoup comparé la situation de la France aujourd’hui à celle du pays en 1945 au sortir de la Seconde Guerre.
Cette comparaison a-t-elle un sens et dans ce cas comment deux mois d’inactivité pour une grande part de l’économie peuvent-ils nous plonger dans une telle situation ?
Ce type de comparaison est toujours délicat, mais cela a le mérite de marquer les esprits. C’est une crise très forte. Nous sommes face à un choc de court-terme de grande ampleur dont nous n’avons pas encore subi toutes les conséquences. C’est une crise assez inédite. Nous avons arrêté presque tous les secteurs en même temps. Pour autant, cela n’est pas comparable avec la Seconde Guerre où nous avions perdu environ 15 % de production chaque année pendant cinq ans, ce qui est gigantesque. Durant la crise actuelle, des secteurs ont pu fonctionner grâce notamment au télétravail et les pouvoirs publics ont cherché des solutions pour trouver un compromis entre la crise sanitaire et la crise économique. Le point commun entre les deux époques est la baisse de production. Or, si on ne produit pas de richesses, la récession est au rendez-vous.
Pour la première fois dit-on, on a vu l’exigence sanitaire prendre le pas sur l’économie. Quasiment tous les pays ont mis leur économie à l’arrêt pour sauver des vies, en particulier celle des plus anciens. Cela contredit l’idée reçue selon laquelle les profits compteraient plus que les vies humaines…
Oui, c’est l’une des grandes leçons de cette crise. Le principe de précaution a prévalu. Cela montre aussi que la «valeur» de la vie humaine a augmenté
de façon considérable. Le coût économique de la crise est celui des morts que l’on a évités. Nous voyons donc que l’on accorde une grande valeur à la vie humaine. Il y a toutefois un paradoxe. Nous avons été capables en très peu de temps d’accepter une restriction très forte de nos libertés.
Nous sommes prêts à payer pour lutter contre un virus invisible, mais nous ne sommes pas prêts à payer pour réduire nos émissions de Co2 qui sont elles
aussi invisibles. Or, ces émissions de Co2 tuent plus chaque année que le Covid-19… Cette crise va-t-elle changer nos comportements dans la lutte contre
les effets du Co2 sur le climat ? J’espère que nous accepterons plus facilement les mesures nécessaires face à cette pollution.
Emmanuel Macron a institué un conseil d’experts économistes, composé notamment de lauréats du prix Nobel comme Jean Tirole ou Paul Krugman, afin d’éclairer le gouvernement. Cela vous paraît un gadget ou une bonne idée ?
En tant qu’économiste, je suis un peu juge et partie… Pour une fois, il faut reconnaître que les économistes, que l’on a tant accablés en 2008, ne sont en
rien responsables de la crise actuelle. En revanche, les épidémiologistes et les scientifiques ont fait preuve de leur incapacité à nous aider dans la
prise de décision. On ne sait toujours rien… Leurs modèles et leurs projections demeurent extrêmement frustres par rapport à ce que les économistes
savent faire maintenant. Du point de vue des sciences, cette crise montre que les sciences sociales, et en particulier l’économie, peuvent jouer un rôle
important dans la prise de décision politique.
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