L’impact de la révolution numérique sur l’économie est encore mal analysé et surtout mal anticipé par les économistes. Tous s’accordent à dire qu’elle va globalement augmenter la richesse mondiale et apporter des progrès décisifs en matière de santé. Mais ces changements vont aussi s’accompagner de défis sociétaux considérables. A court terme, les effets du numérique sur l’emploi sont ceux qui inquiètent le plus. L’emploi salarié va-t-il disparaître ? Les travailleurs vont-ils tous devenir des indépendants avec une protection sociale au rabais ? Les emplois qualifiés et bien rémunéré seront-ils réservés à une élite ?
Toutes ces questions seront au cœur du débat économique en 2018. D’emblée, tordons le cou à un fantasme. Non, le progrès technique ne conduit pas à la fin du travail, même si des esprits aussi éclairés que Keynes ont pu le prédire. La digitalisation des entreprises d’aujourd’hui, pas plus que l’arrivée des métiers à tisser ou des chaines d’assemblage hier, n’aboutira à la disparition du travail. Des emplois seront détruits certes, mais d’autres verront le jour. La question est de savoir quelle sera la nature de ces nouveaux jobs et s’ils seront suffisamment attractifs et bien payés pour la population. C’est un enjeu crucial de la période qui s’ouvre puisque le développement de l’intelligence artificielle menace tous les emplois, y compris les plus qualifiés.
La montée en puissance des technologies numériques a déjà largement brouillé les frontières entre salariat et travail indépendant. L’exemple des chauffeurs Uber est parlant. D’un côté, ils n’ont pas la liberté de fixer leurs tarifs et sont tenus à des normes de qualité pour leurs véhicules, ce qui les apparente à des employés. De l’autre, ils ont tout loisir d’organiser leur travail comme ils l’entendent et ils peuvent proposer leurs services à d’autres plates-formes numériques, ce qui les apparente à des indépendants. Le débat est sans fin et peu pertinent sur le plan économique.
En fait, ce n’est ni à l’économiste ni à l’Etat de décider si un statut est meilleur que l’autre. Il faut laisser aux individus et aux entreprises la liberté de choisir entre différentes options afin que le libre jeu du marché fasse émerger l’organisation la plus efficace économiquement. Charge ensuite à l’Etat de garantir à tous, salariés ou indépendants, des droits et des devoirs équivalents en termes d’assurance maladie, de retraite, d’assurance chômage, de cotisations sociales ou d’impôts. Et de créer ainsi les conditions d’une « concurrence équitable ».
En la matière, l’Europe dispose d’une sérieuse avance. Son modèle social est un véritable pour accompagner les mutations du marché du travail liées à la numérisation de l’économie. A condition qu’il soit adapté pour protéger les travailleurs et non les emplois, les personnes et non les statuts. La « flexisécurité » imaginée dans les pays nordiques, qui allie facilité des licenciements et générosité de l’assurance chômage, est un modèle à suivre. En France, cela passera aussi par une amélioration de l’école pour les plus défavorisés et par un meilleur ciblage de la formation continue vers les chômeurs et les compétences les plus recherchées par les entreprises.
La révolution numérique réclame plus que jamais une complémentarité entre l’Etat et le marché. La régulation publique est fondamentale pour empêcher que les géants du numérique s’octroient des rentes de monopole colossales et fassent voler en éclat toute protection sociale. L’assouplissement du contrat de travail et des licenciements est nécessaire pour profiter à plein des créations d’emplois liés aux nouvelles technologies et éviter une aggravation de la dualité du marché du travail entre salariés protégés et précaires. Car, si rien ne change, les inégalités continueront de se creuser.
Interview accordée par Jean Tirole au magazine Challenge