Covid-19 ouvre la perspective d'une double crise, à la fois sanitaire et économique. Pour éviter un double coup dur, les citoyens et les politiques devront être à la hauteur.
Pour réfléchir à l’intervention publique, partons du compromis traditionnel entre responsabilité individuelle, promue par la sensibilisation financière des acteurs économiques aux conséquences de leurs actes, et solidarité, qui mutualise ces mêmes conséquences. Où mettre le curseur est une question de bon sens : nous devons être assurés contre les événements sur lesquels nous n'avons aucun contrôle et responsabilisés vis-à-vis de ceux que nous influençons (pour lesquels il y a de l’ « aléa moral »). Le risque de pandémie appartient sans aucun doute à la première catégorie : à quelques exceptions près, ce n’est pas leur faute si les individus tombent malades ou sont forcés de rester confinés à la maison, si les entreprises et les banques font face à des difficultés financières associées au coronavirus, ou si les pays sont confrontés à des déficits budgétaires élevés en réponse à la crise sanitaire.
Certes, on peut déplorer des comportements irresponsables de la part d'individus refusant de sacrifier leur bien-être à court terme et mettant en danger la vie d'autrui. On peut condamner les gouvernements qui furent dans le déni de la pandémie ou ne parviennent pas à adopter des mesures appropriées – comparer à ce sujet l'Italie, le Royaume-Uni et les États-Unis avec la Corée du Sud et Taiwan. On peut regretter que les États aient jadis refusé de contrôler leurs finances publiques, laissant aujourd’hui moins de marge de manœuvre qu'ils n'en avaient lors de la crise financière de 2008. Mais la réponse économique appropriée à la crise sanitaire repose sur l'idée qu’en ces temps très inhabituels, le curseur s’est déplacé vers la solidarité.
Un quotidien français fit valoir que la politique sanitaire du Premier ministre britannique résultait de son instinct libéral, voire de son goût pour la sélection naturelle. Si le journal a raison quant à son irresponsabilité (ne serait-ce que par son incapacité à protéger les plus fragiles), son comportement est contraire au libéralisme, qui met l'accent sur l'alignement des intérêts individuels avec le bien commun. Rien à voir avec le laissez-faire : les gouvernements doivent inciter les citoyens à ne pas nuire aux autres. Les infections virales sont un cas classique de telles externalités. Pour inciter à des comportements plus vertueux, les appels à changer de norme sociale de conduite sont utiles, mais ils ne suffisent pas, en particulier dans les pays à forte tradition d'individualisme : le gouvernement français n'avait d'autre choix que d'utiliser la contrainte lorsque certains de ses citoyens ne respectaient pas le distancement social.
La période de confinement
Au-delà de l'augmentation des dépenses de santé et des gestes d'appréciation appropriés envers le personnel de santé et tous ceux qui prennent des risques pour permettre aux citoyens d'accéder aux biens et services de base, vers quels objectifs le soutien public à court terme devrait-il s’orienter ?
La solidarité avec les patients va de soi ; elle est à la fois éthique et logique. Derrière le voile d'ignorance, nous voudrions pouvoir bénéficier d’une assistance médicale si nous tombions gravement malades. La solidarité économique devrait de même cibler les plus fragiles sur le plan économique. À cet égard, les pays à forte protection sociale (comme la France) sont mieux équipés pour limiter les dommages que ceux qui n'en ont pas (comme les États-Unis).
Bien que les principes théoriques soient universels, la réaction appropriée sera propre à chaque pays. Prenons le cas de la France. Au cours des prochaines semaines ou des prochains mois, les travailleurs sous contrat de courte durée (CDD) ou mis à pied à la fin de leur période de préavis, ainsi que les chômeurs qui ne sont plus éligibles aux allocations chômage ne pourront pas trouver d'emploi, quels que soient les efforts qu'ils y mettent. Les travailleurs indépendants perdront leur source de revenus, une inégalité de traitement par rapport aux salariés sous contrat à long terme (les CDI, qui recevront 84% de leur salaire en chômage partiel) et aux fonctionnaires.
Les populations économiquement fragiles ont besoin d’un soutien financier, d’où les annonces récentes. En revanche, l'idée américaine d’un chèque identique distribué à chaque adulte est dispendieuse et injuste. Et elle ne peut même pas aider à stimuler une économie qui ne peut pas redémarrer tant que le confinement n'est pas levé. Plus largement, les mesures de soutien économique devraient se concentrer sur ceux qui sont fragiles et affaiblis par la pandémie.
À cet égard, reporter la mise en œuvre de la réforme de l’assurance chômage était une bonne idée. Pour faire simple, la réforme de l’assurance chômage (introduction du bonus-malus, gestion de la prise en charge des chômeurs) vise à rendre les employeurs et les employés en partie responsables des coûts qu'ils imposent à la société ; en théorie, le niveau de responsabilité personnelle doit refléter le degré d'aléa moral impliqué, qui, comme dit précédemment, est très faible dans les circonstances actuelles.
Les annonces françaises de soutien aux travailleurs sont généreuses ; elles peuvent se justifier sur la courte durée, mais leur coût pourrait exploser si la crise sanitaire devait perdurer. Dans une telle éventualité, la pérennité de ces mesures, copiées sur celles d’un pays beaucoup moins endetté (l’Allemagne), pourrait être remise en question, de la prise en charge totale par l’État du chômage partiel aux inégalités de traitement entre fonctionnaires et salariés du secteur privé et entre ces derniers et les indépendants. Il faudra aussi gérer l’inégalité de situation entre cols blancs (en télétravail) et cols bleus (plus exposés au virus), d’autant plus qu’elle fait planer la menace d’un droit de retrait qui stopperait la chaine logistique et donc la fourniture de produits essentiels.
Les entreprises fragiles, en particulier les petites et moyennes entreprises qui sont moins diversifiées et plus contraintes financièrement que les plus grandes, doivent également être soutenues. Les commerçants, les artisans, les restaurateurs et les hôteliers, les secteurs des spectacles et de la mobilité et bien d'autres, n'ont plus de sources de revenus et leur survie même est en jeu. Les banques seront également confrontées à des problèmes de liquidité. Les récents plans de sauvetage massif offerts par les gouvernements et les banques centrales sont appropriés. Pour être efficaces et équitables, ils devront à nouveau se concentrer sur les plus fragiles et ne pas générer des effets d’aubaine pour les autres.
Enfin, si la période de confinement se prolongeait, il faudra être conscient du fait que les inégalités dans le système éducatif, déjà parmi les plus fortes au monde, risquent de s’aggraver alors que seuls les enfants de parents instruits et de familles aisées ont l’encadrement familial nécessaire dans cette période de travail à domicile. Là aussi, la crise sanitaire pourrait s’avérer tragique pour les plus vulnérables.
Après la pandémie
Il est difficile de prédire ce qui se passera après Covid-19, et pas seulement parce que nous ne disposons que de peu d'information sur la durée de la réduction de l'activité économique. La réponse à un événement rare ne peut s'appuyer que sur de l’évidence historique limitée ; et parce qu'il est inattendu, peu de réflexions ont été engagées sur la manière de le gérer. L'humilité s'impose.
Dans le scénario optimiste, les chocs d'offre et de demande créeront une perturbation temporaire du système productif et une augmentation de la dette globale. Si la crise de 2008 (de nature différente) peut apporter quelque enseignement, une relance économique, conjuguée aux efforts budgétaires déjà entrepris pendant la période de confinement, facilitera le retour à la normale, avec une perte de production et de pouvoir d'achat pendant quelques années. La crise au niveau des entreprises se « limitera » alors à une crise de liquidité et à une grosse récession, et évitera de plus graves problèmes de solvabilité.
Il y a bien sûr des scénarios plus pessimistes, même dystopiques. En cas de dommages prolongés dus au Covid-19, la dette publique en Europe du Sud, qui est déjà importante, pourrait monter en flèche. Comme la BCE maintiendra probablement les taux d'intérêt et donc le coût de l'emprunt des pays non risqués très bas pendant longtemps, une dette encore plus élevée n'est pas forcément la fin du monde… à condition que les marchés financiers gardent confiance et ne commencent pas à spéculer contre la dette des États, exigeant des « spreads » importants pour prêter leur argent ou refusant tour simplement de refinancer la dette existante. Un petit signe avant-coureur d’une telle crise financière en est la forte hausse des taux d'intérêt demandée par les investisseurs en obligations italiennes et espagnoles avant l’annonce par Christine Lagarde d’un soutien très fort de la BCE. La France et l’Italie ont une toute autre taille que la Grèce et une telle crise souveraine serait un test pour la solidarité européenne entre nord et sud. Un autre grand point d'interrogation est de savoir si nous observerons une résurgence de l'inflation (attendue depuis longtemps, mais qui pourrait ne pas arriver si les anticipations sont déflationnistes), et, dans l'affirmative, si l'inflation restera suffisamment faible pour ne pas menacer le refinancement de la dette publique ou léser les détenteurs de comptes courants et de dette nominale.
Une chose est sûre : les autorités devront inspirer confiance pour créer des anticipations favorables dans la population et faciliter la reprise. Mettre en valeur la science et les scientifiques de toutes disciplines expliquant leurs connaissances et admettant honnêtement leurs limites, comme cela a été fait dans le domaine médical en France, peut contribuer à la crédibilité des politiques suivies. Pour les gouvernements, l'établissement de la confiance exigera un équilibre délicat, entre montrer qu’ils ont un plan et reconnaitre humblement que, comme nous tous, ils apprennent à mesure que l’on progresse. Comme l’écrit Yuval Noah Harari, nous devons rétablir notre foi dans la science, l’État et les média ; et le « chacun pour soi » observé pendant la crise doit laisser la place à une coopération étroite entre pays sur les questions sanitaires et économiques.
L’héritage du Covid-19
Bien que la mémoire des peuples soit souvent courte, gageons qu’il y aura un avant et un après Covid 19. Espérons que nous saurons investir dans notre système de santé ; si la situation dans les hôpitaux fait naturellement l’objet de nos préoccupations en temps de crise, il ne faut pas oublier l’importance de la recherche pharmaceutique. En termes de crise sanitaire, les virus ordinaires ne sont pas les seules menaces. La croissance de l'antibiorésistance nous prive de plus en plus d’antibiotiques efficaces contre les bactéries. La guerre biologique ou la fonte du pergélisol libérant d'anciens virus et bactéries aux conséquences imprévisibles renforcent nos inquiétudes. La recherche médicale, comme la recherche en général, est un processus sur le temps long et n’est pas toujours la préoccupation principale de gouvernements en prise avec leurs échéances électorales. De nouvelles formes de partenariat public-privé et une coopération internationale sur le financement des innovations pharmaceutiques devront être mises en place. Plus généralement, nous devons reconsidérer nos priorités. Le Covid-19 nous a rappelé notre fragilité ; espérons que nous n’oublierons pas cette fragilité quand chacun d’entre nous sera tenté de refuser une fois de plus de faire un effort financier et de changer ses habitudes pour faire face à une autre menace vitale, le réchauffement climatique.
Le Covid-19 pourrait changer nos comportements sociaux. Dans le court terme, si le vécu des après-guerres est un guide quelconque, nous éprouverons sans doute un peu plus d’empathie et de solidarité. Mais peut-être aussi ferons nous face à une demande accrue pour le distancement social et l’ « économie du confinement », déjà rendue plus aisée par le télétravail, la livraison à domicile et l’enseignement à distance. Comme dans les domaines économique et sanitaire, la prévision est complexe ; la nouveauté du phénomène et notre manque de réflexion (liée à son caractère inattendu) nous obligent à l’humilité.
Enfin, nous devons repenser à l’organisation de notre société. Dans toute société, la poursuite du bien commun repose sur une combinaison d’incitations (financières, contraintes légales) et de normes sociales. Cela s’applique aussi à la crise du coronavirus : on peut, comme en Allemagne ou au début en France, exhorter les citoyens à se comporter de façon responsable pour éviter de contaminer les autres ; cela nécessite de les convaincre que certains comportements sont anti-sociaux et/ou désapprouvés par la majorité de la population. Alternativement, on peut imposer un confinement et des amendes, voire comme en Chine et à Singapour, utiliser le traçage systématique des individus par le pistage des téléphones, la surveillance biométrique et la reconnaissance faciale.
Il est beaucoup plus facile d’ajuster les incitations que de changer une norme sociale. Mais les incitations ne peuvent pas tout. Elles sont coûteuses à mettre en œuvre et ne peuvent tout couvrir, même dans une société de surveillance extrême. Comme le respect porté à autrui ne se décrète pas, se laver les mains avec du savon quand nécessaire est l’affaire de responsabilité individuelle. L’État ne peut tout régimenter. Mais la pression sociale et la régulation individuelle de la moralité de son comportement ne peuvent pas tout non plus, comme nous le constatons dans le cas tragique de la lutte contre le réchauffement climatique, où depuis 30 ans nous avons privilégié la persuasion plutôt que les incitations, sans grand succès. S’il faut intervenir sur les normes sociales, comme le recommandent souvent les sociologues et les psychologues, une combinaison d’incitations financières et de persuasion est en général préférable.
De façon reliée, nous devons inventer de nouvelles règles quant à l’utilisation de nos données par les plateformes et l’État. Cette problématique n’est pas nouvelle ; l’accumulation, l’analyse, et la synthèse de données par ces acteurs peut mettre fin aux incivilités tout comme produire des dystopies. Le score social mis en œuvre en Chine et bientôt dans d’autres pays responsabilisera les citoyens quant à des comportements délétères, mais il permettra aussi aux gouvernements de surveiller et réprimer à faible coût les comportements qu’ils jugent déviants du point de vue politique, religieux ou sociétal. La crise du Covid 19 renforce ce point : la surveillance des données biométriques et des contacts sociaux des individus a d’énormes avantages pour endiguer une épidémie, mais pourrait après cette dernière générer de l’ostracisme, de la discrimination et du contrôle social. Notre société est en profonde mutation et nous devons être dans l’anticipation ; puissent des évènements comme l’épidémie liée au Covid 19 nous rappeler que nos institutions et nous-mêmes devons-nous adapter.
Copyright LE POINT 22 MARS 2020