Emmanuel Macron vous a nommé, le 29 mai, à la tête d’une commission sur les « grands défis économiques », co-présidée par Olivier Blanchard. Que peut-on en attendre ?
Jean Tirole - C’est une commission « post-Covid ». Le chômage, le surendettement et le pouvoir d’achat occuperont certainement le devant de la scène ces deux prochaines années. S'il s'agit bien sûr de préoccupations cruciales, nous devons aussi assurer une vision d’ensemble quant à l'avenir de notre société. La commission se concentrera sur les défis auxquels sont confrontés les pays européens en général et la France en particulier. Sur les sujets, il fallait faire un choix. Trois thèmes, climat, inégalités et démographie et santé, ont été retenus. Ces défis structurels cependant recoupent de nombreux sujets apparemment oubliés : la globalisation, l’éducation, le progrès technologique… Et bien sûr le Covid s’invitera dans nos réflexions à travers l’inégalité, la santé… Réfléchir avec des économistes de premier plan sur la manière de répondre de façon concrète, crédible et efficace à ces défis de long terme sera passionnant. Les premiers échanges ont été stimulants.
Comment avez-vous recruté ces 24 économistes ? Il y des absents, comme Thomas Piketty, mondialement reconnu sur les inégalités, et Esther Duflo, le prix Nobel 2019. Pourquoi ?
C’est une équipe de très haut niveau, avec un bon mix géographique -huit Français, huit Européens non-Français, et huit Américains- et générationnel, des jeunes stars et des chercheurs confirmés. Olivier Blanchard et moi avions un nombre limité de places dans la commission ; de même pour les responsables de chacun des trois thèmes; nous avons dû faire des choix difficiles, que nous assumons. L’équipe sur l’inégalité, comme les deux autres, est de tout premier plan. Dani Rodrik est connu mondialement par ses travaux sur la globalisation et l’inégalité. Stefanie Stantcheva, star montante de Harvard, qui par ailleurs a travaillé avec Philippe Aghion, Thomas Piketty et Emmanuel Saez est une des grandes spécialistes de l’inégalité. Nous avons proposé à Esther Duflo de faire partie de cette commission. Mais elle est débordée depuis son Nobel, et elle est déjà engagée dans deux commissions pour le gouvernement. Son refus est très compréhensible.
L’enthousiasme pour cette commission démontré par de grands chercheurs internationaux par ailleurs très occupés est remarquable : seul deux membres pressentis sur 24 ont décliné. L’équipe est dynamique et interactive, comme nous l’avons observé vendredi 29 mai pour l’installation, déjà une première réunion de travail, et par les nombreux échanges d’e-mails depuis.
Beaucoup de rapports de commissions finissent dans les armoires de la République. Vos préconisations ont-elles plus de chances d’être mises en œuvre ?
Nous sommes là pour alimenter la boite à idées pour la France et l’Europe, et n’avons aucune légitimité pour décider des politiques. En tant que rapporteurs, Olivier Blanchard et moi insisterons sur la faisabilité des propositions : un chiffrage au moins approximatif des propositions, la construction d’une acceptabilité sociétale, la mise en œuvre des politiques. Les bonnes idées sont comme les antibiotiques : sans test de la nécessité d’application à la pathologie et sans consignes d’utilisation, elles peuvent faire plus de mal que de bien. Des politiques intelligentes et bien intentionnées finissent par être contre-productives. Il est donc nécessaire de fournir le mode d’emploi : Quels critères pour choisir les investissements de relance ? Quels instruments de mesure ? Comment éviter les effets d’aubaine ? Quelle pédagogie pour faire en sorte que le public s’approprie, plutôt que rejette ces politiques ?
Sera-t-elle vraiment indépendante du pouvoir politique ?
La constitution de cette commission et les thèmes de ses travaux ont été souhaités par le Président de la République. Par contre, ses analyses et ses recommandations sont à la seule main des membres de la commission. C’est une condition sinequa non de sa crédibilité. Nous ne sommes là que pour fournir des idées économiquement fondées, acceptables par la société et réalisables, et non pas pour définir un programme. Si le président, ou d’autres candidats à l’élection présidentielle de 2022, en retient des éléments, alors tant mieux ! Mais à nous de convaincre.
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