Les coûts de la sortie du nucléaire en Allemagne

18 Février 2020 Energie

La décision de fermer huit réacteurs nucléaires dans l’année qui a suivi la catastrophe de Fukushima a contribué à la hausse des prix de l’électricité en Allemagne. Elle a aussi provoqué le remplacement partiel de la production d’origine nucléaire par de l’électricité produite avec du charbon, du lignite et du gaz, et donc une augmentation des émissions de CO2 et de pollutions locales dont les effets sur la santé n’ont pas été pris en compte.

Risques diffus et risques concentrés

L’éparpillement des risques et des accidents est un facteur qui facilite leur acceptation sociale. Ainsi, bien que beaucoup moins meurtriers que les accidents de la route (qui font plus de 3 000 morts par an en France), les accidents d’avion et de train provoquent plus d’émotion. Même si on y ajoute les quelque 20 000 blessés hospitalisés chaque année à cause des accidents de la route, la voiture est perçue comme peu dangereuse et l’opinion publique s’insurge quand les autorités cherchent à imposer des limites de vitesse. Dans l’évaluation des politiques publiques, cette différence de perception n’est généralement pas prise en compte. Au mieux, les économistes calculent le solde des avantages et des coûts agrégés sans intégrer la façon dont ces avantages et coûts sont ressentis par la population. Les politiques, au contraire, ne serait-ce que pour des raisons électoralistes, sont plus sensibles à la concentration ou à l’éparpillement dans le temps et dans l’espace des effets de leurs décisions. Le recul récent sur la limitation de vitesse à 80kmh en France en est un bon exemple.

Sortir du nucléaire

La politique allemande en matière de centrales nucléaires nous offre un autre exemple de cet effet saupoudrage. En 2011, après la fusion des réacteurs de Fukushima Daiichi, le gouvernement allemand, qui venait pourtant de relancer la filière, décide de fermer progressivement l’ensemble de ses centrales nucléaires. Les dernières devront s’arrêter en 2022. Aucune évaluation coût-avantage n’a été réalisée pour asseoir cette décision mais les autorités fédérales ont considéré qu’elle serait bien acceptée par la population qui a souvent montré son hostilité à cette technologie en raison des risques d’accident ressentis et du problème du retraitement des déchets. Aujourd’hui encore, les allemands se déclarent à 81% favorables à ce changement radical de politique. Pour les organisations écologistes, la sortie du nucléaire est tout bénéfice car les fermetures de centrales sont compensées par la production d’électricité à partir de sources renouvelables, dont l’exploitation se fait à un coût proche de zéro et sans émissions de gaz à effet de serre ni de particules fines. Il est indéniable que la production d’électricité verte a fortement augmenté au cours de la décennie. Mais dans une industrie où le produit n’est pas stockable à grande échelle, il faut s’assurer que la production est disponible aux heures où les consommateurs veulent l’utiliser. Le vent et le soleil étant intermittents, à moins d’investir un capital considérable dans des installations de stockage d’énergie, les énergies vertes ne peuvent pas remplacer à l’identique des centrales dispatchables qui fonctionnent en base et, si nécessaire, augmentent leur production pour répondre aux demandes de pointe. Le problème se pose en particulier en fin de journée quand la demande augmente alors que les panneaux photovoltaïques ne produisent pas. Aux heures où les énergies vertes ne sont pas disponibles, il a bien fallu recourir aux centrales thermiques classiques allemandes, ou à des importations, pour remplacer les centrales nucléaires fermées. L’arrêt des réacteurs s’est donc accompagné d’une augmentation de la production issue d’énergies vertes aux heures où elles sont disponibles et, aux heures où elles ne le sont pas, par l’augmentation de la production des centrales brulant du charbon, du lignite et du gaz, ainsi que par une hausse des importations, surtout en provenance du Danemark, de France et de la République Tchèque.

Coût généralisé

Au total, la production sortant des centrales thermiques a bien baissé, mais dans une moindre mesure que si les centrales nucléaires n’avaient pas fermé. Une étude réalisée à Berkeley mesure l’écart entre la trajectoire observée et celle du scenario alternatif dans lequel les réacteurs nucléaires n’auraient pas été arrêtés de façon anticipée (le contrefactuel). On y trouve une évaluation des coûts liés à l’utilisation plus intensive des centrales thermiques classiques et aux importations accrues consécutives à cette sortie du nucléaire. Les auteurs analysent la fermeture de 10 réacteurs (sur les 17 initialement en activité) entre 2011 et 2017. L’originalité de l’étude est de ne pas se limiter aux coûts de production et aux émissions agrégées de carbone. Elle intègre aussi la dispersion spatiale des effets en termes de pollution locale de l’air. En combinant des données sur les volumes et les coûts d’exploitation heure par heure et centrale par centrale entre 2010 et 2017 avec des informations sur la demande et les prix de l’électricité, les conditions météorologiques locales et les prix des énergies primaires, les auteurs calculent quelle aurait été la production horaire par centrale si le gouvernement n’avait pas décrété la fermeture des dix réacteurs. Ils en déduisent les surcoûts induits en termes d’énergies primaires consommées et de dommages à l’environnement. Ils estiment ainsi l’effet de la décision de fermeture sur la moyenne de la production des centrales thermiques (+15%), des importations (+37%) et des prix de gros (+4%). Comme les quatre grands groupes industriels possédant des centrales nucléaires étaient aussi propriétaires de centrales au charbon, ils ont été peu pénalisés par cette substitution d’énergies. En revanche, les prix plus élevés sont bien un coût pour les consommateurs allemands, estimé par les auteurs à $1,6 milliards par an. Mais ce n’est pas le coût principal. Il faut aussi prendre en compte l’impact sur la santé et le climat. 

Pollutions locales et surmortalité

La combustion d’énergies fossiles provoque des émissions de CO2 et de polluants ayant des effets sur la santé localement (SO2, NOx et particules fines). D’après l’étude citée, le remplacement de la production issue des centrales nucléaires aurait provoqué un supplément de l’ordre de 12% pour chacune de ces émissions. Les rejets additionnels de dioxyde de carbone se montent à 36 millions de tonnes par an, ce qui, sur la base d’un coût social du carbone de $50/tCO2, représente un surcoût de $1,8 milliards par an.

Mais l’effet le plus important vient des pollutions locales additionnelles : elles auraient provoqué une surmortalité de 1 100 individus par an. Ce nombre est calculé à partir de l’analyse géographique des populations vivant autour des centrales thermiques, de la variation de production locale induite par la décision gouvernementale, et d’estimations de la nocivité des pollutions locales (projet ESCAPE). Il ne tient compte que des résidents en Allemagne, sans intégrer les effets dans les pays limitrophes. En prenant une valeur de $7,9 millions comme prix de la vie d’un Allemand, les auteurs de l’étude estiment que le surcoût de la décision de fermeture dû aux pollutions locales se monte à $8,7 milliards par an.

Gains de la fermeture

Les coûts sont donc conséquents. Qu’en est-il des gains ? En fermant les centrales nucléaires du pays, le gouvernement allemand veut supprimer tout risque d’accident et résoudre le problème du traitement et du stockage des déchets. L’évaluation du gain induit est tributaire des probabilités d’accident retenues et de la façon dont sont prises en charge les populations aux environs des centrales accidentées (évacuation, relogement, soins, etc.). Les estimations courantes sont de l’ordre de $3 par MWh. Comme la politique de sortie a provoqué une réduction de 53 TWh/an de la production d’origine nucléaire, le gain estimé est inférieur à $200 millions par an, très loin du coût annuel de $12 milliards résultant de l’addition du surcoût de production ($1,6M), du surcroit d’émissions de CO2 ($1,8M) et de la surmortalité liée aux émissions locales ($8,7M).

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Estimer l’impact économie et environnementale d’une centrale nucléaire n’est pas chose facile. Cela nécessite des hypothèses d’approximation critiquables. Mais même si on peut penser que les coûts sont surestimés et les gains sous-estimés par l’étude citée précédemment, l’écart entre les deux est tellement grand qu’on voit mal comment on pourrait justifier la décision de fermeture sur un plan purement techno-économique. Pourtant, a posteriori, même en possession de ces données, il est probable que le potentiel anxiogène des images du triptyque séisme/tsunami/fusion des réacteurs passant en boucle sur les chaines d’information en continu aurait conduit le gouvernement allemand à prendre la même décision. L’éparpillement des maladies et des décès provoqués par les pollutions locales réduit considérablement leur poids face à un évènement tel que celui de Fukushima où l’on retrouve les ingrédients de la tragédie classique : unité de lieu, unité de temps et unité d’action. C’est une donnée psychologique qui explique que la rationalité politique s’affranchisse souvent de l’analyse économique et environnementale.