Parmi les multiples maux dont l’économie des pays avancés est accusée ces dernières années, on compte l’affaiblissement supposé de la concurrence. Selon cette hypothèse, une baisse du nombre de firmes dans chaque secteur (à cause de rachats ou d’autres pratiques anticoncurrentielles) aurait entraîné une augmentation de la taille des entreprises qui restent, ainsi qu’une hausse de leur marge de rentabilité.
Résultat : les citoyens ont moins de choix, et à des prix plus élevés que si la concurrence avait été maintenue. La théorie nous fournit à la fois un ensemble de méchants (les grandes entreprises) et une solution à proposer aux bons : une politique de la concurrence renforcée. Elle est séduisante, maisest-elle vraie ?
Mesurer le nombre de concurrents dans un secteur est difficile à cause des dénitions : les films en streaming, par exemple, appartiennent-ils au même secteur que les films distribués en cinéma ? Mais peu importe : les autres prédictions de la théorie semblent bel et bien vériées par des chiffres incontestables.
Satisfaire la demande
La proportion de travailleurs américains dans des entreprises de 5 000 employés a augmenté de 28 % en 1987 à 34 % en 2016. Et la part de la rémunération du travail dans la valeur ajoutée a baissé de plus de 65 % en 1980 à moins de 60 % en 2010. Cette évolution a aussi eu lieu ailleurs, en France, par exemple : de plus de 75 % en 1980 à moins de 65 % en 2010.
Pourtant, une étude, qui sortira prochainement dans une revue américaine prestigieuse, nous oblige à revisiter cette conclusion hâtive (David Autor, David Dorn, Lawrence Katz, Christina Patterson et John Van Reenen : « The Fall of the Labor Share and the Rise of Superstar Firms », Quarterly Journal of Economics).
Les auteurs nous invitent à supposer que le nombre et la taille des entreprises pourraient être le résultat de l’état de la concurrence plutôt que l’inverse. Si les consommateurs ont plus de facilité à choisir entre les diérents produits et services (à cause des technologies de recherche sur Internet, par exemple), les entreprises qui arrivent mieux à les satisfaire augmenteront leurs parts de marché. Ces technologies permettraient à un nombre plus faible d’entreprises « vedettes » de satisfaire la demande de la plupart des acheteurs. Le résultat serait une augmentation de la concentration au sein des marchés, mais accompagnée d’un renforcement de la concurrence.
Pas de solution magique
Comment choisir entre ces deux interprétations ? La théorie traditionnelle dit que la baisse de la part du travail dans la valeur ajoutée (et donc l’augmentation de la rentabilité moyenne) serait le résultat d’une baisse de la part du travail de chaque entreprise. Celle des auteurs indique, au contraire, qu’elle serait le résultat d’une réallocation de parts de marché entre entreprises à faible rentabilité et entreprises à forte rentabilité, sans que la rentabilité de chaque entreprise change.
Les auteurs utilisent des données détaillées par entreprises dans les secteurs manufacturiers, où la baisse de la part des salaires a été plus sévère que dans les autres secteurs – 16,1 points de pourcentage entre 1982 et 2012. Mais 13,2 points de pourcentage (plus de 80 % du total) sont le résultat d’une réallocation de la production entre entreprises, et seuls 2,9 points sont le résultat d’une baisse de la part de chaque entreprise.
Cela ne veut certainement pas dire que le comportement anticoncurrentiel est sans importance, loin de là. On pourrait citer certains secteurs – la santé aux Etat-Unis – ou certaines transactions problématiques – le rachat de WhatsApp par Facebook, par exemple. Mais le renforcement de la concurrence ne serait pas une solution magique à nos inquiétudes. Si nous sommes troublés par les entreprises puissantes, c’est en grande partie car nous avons voulu leur acheter leurs produits et leurs
services, grâce à la liberté que nous permettent les nouvelles technologies numériques.
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