Des travaux sur l’impact économique de la religion sur les croyants ont montré que les réticences de l’Eglise face à l’enseignement laïc a ralenti le développement industriel de certaines régions à la fin du XIXe siècle, explique Paul Seabright dans sa chronique.
L''impact économique des religions est un objet des sciences sociales actif depuis plus d'un siècle le travail de Max Weber (1864-1920) sur L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme (publié en 1905) étant le mieux connu. Ces dernières années, des études quantitatives sont allées beaucoup plus loin sur le sujet. Certaines se penchent sur l'impact économique de la religion sur les croyants, qui n'est aucunement incompatible avec son impact spirituel. Elles ont constaté par exemple un soutien économique des individus par les églises, ou encore une augmentation de la confiance sociale, les fidèles d'une même religion étant perçus comme plus fiables en tant que partenaires commerciaux ou industriels.
D'autres études se penchent sur les retombées économiques dans un sens plus large. L'impact historique de l'irruption du protestantisme dans le monde catholique semble avoir principalement consisté à augmenter l'accumulation du capital humain : la volonté de lire la Bible dans sa propre langue plutôt que de l'entendre récitée en latin aurait contribué à mieux éduquer la population. Un stock ainsi augmenté de capital humain a ensuite aidé les régions protestantes à démarrer le moteur de la croissance économique.
Une étude récente compare ainsi les régions françaises en fonction de l'évolution du poids de l'église catholique pendant les trois dernières décennies du XIXe siècle soit la période de la deuxième révolution industrielle («Devotion and Development: Religiosity, Education, and Economic Progress in Nineteenth-Century France», Mara Squicciarini, American Economic Review n° 110, novembre). A cette époque, les innovations technologiques sont largement répandues dans le tissu économique, mais leur mise en oeuvre dépendait beaucoup plus qu'auparavant de la présence d'une main-d'oeuvre formée à un minimum de compétence technique. L'Etat français a développé un programme scolaire à la fois technique et laïque, contenant par exemple de l'arithmétique, de la géométrie et la connaissance du système métrique. Mais la mise en place du programme a été plus lente dans les régions à forte religiosité catholique, à cause de la scolarisation dans les écoles catholiques qui n'enseignaient pas le nouveau programme.
Ecarts selon le niveau de religiosité
Au bout de dix à quinze années, il s'avère que ces régions ont eu un niveau d'emploi bien plus faible dans les secteurs industriels. La différence entre les 10 % des régions où la sco larisation catholique est la plus forte et les 10 % où elle est la plus faible est de 6,2 points de pourcentage, pour une moyenne de 28 %. L'auteur utilise plusieurs tests méthodologiques pour s'assurer que cet écart en niveau d'emploi industriel n'est pas le résultat d'autres caractéristiques des régions en question.
Pourquoi les connaissances techniques ont-elles moins progressé dans les régions de plus forte religiosité? Est-ce le résultat de l'hostilité de l'église envers la science, pour des raisons idéologiques? Ou d'un dommage collatéral du fait que l'innovation pédagogique venait de l'Etat français, et heurtait de ce fait l'église catholique? Il serait trop simpliste d'affirmer que la religion serait hostile à la science de manière générale, malgré bien d'autres exemples historiques. Il semblerait plutôt que les pouvoirs politiques et les groupes d'intérêt ont instrumentalisé la religion pour promouvoir ou freiner les sciences selon leurs objectifs.
Au Moyen Age, les Etats islamiques ont fortement soutenu les sciences jusqu'au XIIe siècle, et les ont plutôt freinées depuis. Les églises protestantes ont joué un rôle plutôt favorable aux sciences pendant la Réforme, même si certaines, comme les évangélistes américains contemporains, se sont prononcées contre des théories scientifiques telle la théorie de l'évolution. La résistance à la science en France au XIXe siècle témoigne d'un clivage social dont l'hostilité de l'Eglise catholique à l'enseignement laïc a été une manifestation.
Article paru dans Le Monde, le 5 novembre 2020