EDITORIAL - Agriculteurs, chercheurs, entrepreneurs… L’inflation normative en France touche tous les secteurs d’activité. Mais si des normes bien pensées peuvent protéger le consommateur et l’environnement, et favoriser une juste concurrence, il convient désormais d’arrêter de créer des textes à chaque sujet d’actualité.
Pas un mois ne passe sans son lot de doléances contre l’inflation normative. Empêtrés dans la paperasse administrative, les agriculteurs se plaignent de ne plus pouvoir exercer leur profession. Pris par le remplissage de fichiers Excel (plus tard inutilisés) et par la chasse aux multiples microsubventions pour leur équipe ou laboratoire, les chercheurs se lamentent de ne plus avoir de temps à consacrer à leur mission. Ils déplorent aussi la réunionite associée à l’empilement d’instances chronophages au niveau de l’unité de recherche, de l’établissement, de l’académie, ou du pays; ils désapprouvent les contraintes freinant les synergies entre recherche académique et entreprises. Des pétitions circulent au CNRS sur le thème "CNRS… on n’en peut plus!", et un directeur de recherche vient de retourner sa médaille d’argent en recommandé en parlant de "maltraitance généralisée".
Tout le monde souffre de l’accumulation des normes: les collectivités locales et les professionnels du bâtiment, les particuliers, les entreprises (comment un patron de PME peut-il comprendre, ou même connaître chacune des 3 500 pages du Code du travail, sans parler des autres normes et des mécanismes de soutien s’appliquant aux entreprises)… Le problème n’est d’ailleurs pas seulement l’abondance des normes. Certaines sont incompatibles entre elles.
Troisième problème: leur rigidité. Les normes sont souvent binaires: elles s’appliquent à tous les cas de façon indifférenciée. Enfin, elles ne sont pas toujours appliquées soit parce que l’État est capturé par le secteur, soit du fait des échappatoires créé par leur complexité. Les normes imposées aux agriculteurs n’ont eu en fait que peu d’effet sur leurs émissions de gaz à effets de serre et sur leur utilisation de pesticides.
Cette inflation normative n’impose pas seulement aux acteurs économiques et territoriaux des tâches qu’ils n’avaient pas envisagées dans leur choix de carrière. De façon plus pernicieuse, elle plombe notre recherche; elle handicape notre compétitivité industrielle, directement (par le coût de mise en conformité) et indirectement (par les prélèvements obligatoires finançant le gonflement associé de la fonction publique). Ensuite, le changement très fréquent des normes contribue à l’incertitude économique à laquelle font face les entreprises. Enfin, elle engendre l’arbitraire: nous enfreignons tous des règles que nous ne connaissons ou ne maîtrisons pas.
Tous les pays souffrent de l’inflation normative. Mais la France "surperforme" avec ses (400 000?) normes. Elle est classée 126e sur 144 pays en matière de complexité administrative. De nombreux rapports du Conseil d’État, de l’OCDE, des administrations elles-mêmes, des politiques de tous bords pointent les dysfonctionnements ; et des institutions de simplification ont été créées. Sans grand résultat. Pourquoi? Y a-t-il un espoir de corriger enfin cette absurdité?
À qui la faute ?
Commençons par deux fausses pistes. D’abord la dérégulation. La plupart des normes, des mesures de sécurité à l’accès aux handicapés, de la protection de l’environnement à celle des salariés, sont bien intentionnées. Elles répondent à ce qu’un économiste appellerait une "défaillance de marché". Des normes bien pensées peuvent protéger le consommateur et l’environnement, et favoriser une juste concurrence. Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain.
Pointer du doigt les "bureaucrates" (terme à connotation négative) est injuste et ne fait de toute façon pas avancer le schmilblick. Certes, nous avons tous rencontré un exécutant profitant de son pouvoir pour mettre en œuvre son agenda personnel ou un fonctionnaire ressentant n’être qu’un rouage de plus et tentant de "justifier" son existence par un zèle à appliquer des règles contreproductives. Mais beaucoup d’autres cherchent à aider en nous guidant dans le dédale administratif, et se plient en quatre pour appliquer l’esprit de la loi de façon intelligente. L’erreur serait de trop se reposer sur le personnel exécutant pour pallier les imperfections du système. La responsabilité est à chercher plus haut, chez ceux qui rajoutent des normes et n’en suppriment pas.
Les incitations du législateur. Comme le remarquait le constitutionnaliste Guy Carcassonne, la norme est le plus souvent une réponse, à défaut d’être une solution, à un événement médiatique: "Tout sujet d’un 20 Heures est virtuellement une loi." Un sujet se présente, et le législatif est dans la posture: il faut une réponse rapide, quelle qu’en soit l’efficacité ou le coût. Ceux qui demandent une évaluation du coût (en argent et en temps) de la mise en conformité pour les acteurs économiques, ceux qui recherchent des solutions durables et économiquement viables, ceux qui veulent commencer par un inventaire des normes existantes en la matière sont perçus comme des « besogneux », ou même comme des obstacles à une réponse politiquement appropriée au sujet du journal télévisé. En tout cas, leur action, largement invisible, emportera moins d’adhésion chez les électeurs que celle plus glamour de leurs collègues qui se targueront d’être, eux, "à l’écoute"…
Le rejet des mécanismes économiques. La méfiance très française des mécanismes incitatifs a de nombreux coûts. Peut-être le moins connu de ces coûts est la complexité. Pousser à un bon comportement à l’aide d’une taxe ou d’un prix met l’administré devant ses responsabilités et est d’une simplicité biblique. Le refus de mettre les acteurs devant les conséquences réelles de leurs actes a mené à la création d’usines à gaz pour promouvoir l’environnement ou la conservation de l’eau. On crée des normes qu’on n’évalue pas sérieusement ; sans information, on décide pour les administrés de la bonne façon de résoudre un problème. Manquant d’humilité quant à sa méconnaissance des situations particulières, l’État impose des solutions souvent coûteuses et manquant leur objectif. Parce que la norme échappe le plus souvent à l’évaluation, ses producteurs ne regardent pas à la dépense, d’autant plus que les coûts sont supportés par les administrés, donc sont hors budget.
Le millefeuille administratif. La France est aussi caractérisée par un grand nombre de producteurs de normes: verticalement, de l’Europe jusqu’aux multiples collectivités locales, et horizontalement (de nombreuses agences produisent des normes sur un même sujet). La coordination entre producteurs de normes, requérant de l’effort et générant des guerres intestines, risque d’être insuffisante.
Sortir de l’univers kafkaïen
De nombreuses approches ont été proposées pour contrer l’inflation normative: guichets uniques (pour les aides sociales, les marchés publics, les subventions à la R&D, etc.); dispositions crépusculaires prévoyant la disparition automatique des régulations en l’absence de renouvellement explicite; calcul préalable du coût pour les citoyens du respect des règles; création de défenseurs de la simplification (encore faut-il que ces avocats de la simplification aient du pouvoir: les incitations ne changeant pas, les producteurs de normes n’ont que peu d’intérêt à les écouter). Il faut sans cesse rappeler leur nécessité.
Mais au-delà de ces approches de bon sens, il faut aussi faire confiance aux individus et institutions au lieu de les micromanager par des règles tatillonnes et souvent inadaptées, quitte à sévir ex post s’il s’avère que cette confiance n’était pas méritée : pas de responsabilisation sans incitations. Ce qui m’amène au deuxième point: la puissance publique doit accepter que les situations soient très diverses et qu’un règlement n’est que rarement approprié. Responsabiliser en confrontant les acteurs économiques aux conséquences de leurs actions, à travers des prix, a le mérite de l’humilité et de la simplicité. Malheureusement, les attitudes françaises sur la tarification du carbone ou de l’eau n’invitent pas à beaucoup d’optimisme à cet égard…
Article paru dans Challenges, le 5 mars 2024
Photo d'illustration: Parti socialiste : https://www.flickr.com/photos/partisocialiste/352837920