Les investisseurs se le demandent : l'heure de la fin de la bulle technologique n'est-elle pas en train de sonner ? Les dernières introductions en Bourse d'entreprises technologiques se passent mal, voire sont carrément annulées, comme dans le cas de Deezer. Depuis la rentrée, pendant que la presse française se muait en troubadour lyrique de la French Tech, la presse anglo-saxonne s'est mise à multiplier des articles au ton sceptique, instillant le doute sur la véritable valeur des start-up et moquant les cars de cadres supérieurs étrangers en pèlerinage dans la Silicon Valley. Récemment, le « Wall Street Journal » s'est attaqué férocement à Theranos, une société valorisée à plus de 9 milliards de dollars, qui promet de révolutionner les tests sanguins à travers des microprélèvements sans seringue. La technologie de Theranos, pourtant déjà commercialisée, n'est pas au point et n'est d'ailleurs pas vraiment utilisée. La fin d'une bulle correspond souvent à ces moments où l'on réalise qu'on a pris des vessies pour des lanternes. On pense à l'affaire de l'Union générale en 1882, qui servit d'inspiration à « L'Argent » de Zola, ou plus récemment à l'affaire Enron.
La bulle actuelle a pris naissance dans la politique de taux bas menée depuis le début de la crise : lorsque les taux sont très bas, des anticipations de croissance en apparence raisonnables peuvent justifier des valorisations gigantesques : par exemple, si les taux longs sont à 3 % et que les investisseurs pensent que la croissance de long terme d'une entreprise est de 3 %, la valeur de cette entreprise (celle qu'on obtient en actualisant les flux de profits futurs) est mathématiquement infinie. Lorsque les taux sont bas, même un soupçon d'optimisme sur la croissance fait s'envoler les valorisations. Par le même raisonnement, la remontée des taux, maintenant programmée aux Etats-Unis, va principalement heurter à la baisse les valeurs technologiques.
Tout cela est-il vraiment inquiétant ? Les bulles « low-tech », comme celles de l'immobilier, sont vraiment toxiques. Elles encouragent l'accumulation de dette et ont comme effet pervers de détourner les jeunes des études, attirant un trop grand nombre de travailleurs vers la construction ou la promotion immobilière. Lorsque ces bulles éclatent, les faillites affectent la stabilité du système financier et il est trop tard pour corriger la mauvaise allocation des talents. L'éclatement de la bulle technologique ne sera certes pas une bonne nouvelle pour les acteurs du secteur, mais ce ne sera pas non plus la fin du monde. Les pertes seront contenues car il s'agit d'investissements en actions, sans endettement et de taille modeste par rapport au reste du secteur financier. Ceux qui seront lésés seront les capital-risqueurs trop optimistes et les ingénieurs qui se sont habitués à des salaires très élevés.
En revanche, il y a lieu de s'inquiéter sur le fantasme de créer une Silicon Valley made in France à grand renfort de canalisation forcée de l'épargne vers des fonds de capital-risque français. Nombre d'entre eux vivent depuis des décennies sous perfusion de défiscalisations et de fonds de la Caisse des Dépôts, avec le peu de résultats qu'on sait. Par ailleurs, chercher en fin de bulle à orienter l'épargne populaire à destination des start-up est une recette pour relancer la défiance à l'égard de la finance. Finalement, on peut douter de l'opportunité de dupliquer les efforts d'innovation américains, puisque nous en bénéficions déjà comme consommateurs : il serait coûteux d'imiter des entreprises bardées du cash levé pendant la bulle. Plutôt que de singer une bulle venue d'outre-Atlantique, l'Etat ferait certainement mieux de se concentrer sur la promotion de filières originales où les leaders mondiaux n'existent pas encore et qui soient conformes aux avantages comparatifs de la France : agriculture, services publics, éducation, santé. Et pour cela, alléger les régulations est une priorité bien plus urgente que canaliser l'épargne.