Comment favoriser l’innovation, la question préoccupe le secteur de l’économie et la société en général. On entend souvent dire qu’il existe des partis pris qui font obstacle à l’innovation et à la créativité, qui favorisent le conventionnel. Au niveau des anecdotes, de l’expérience, il est difficile de vérifier cette hypothèse.
Comme tout chercheur, chaque fois qu’une revue rejette l’un de mes articles, je suis persuadé que ma recherche est trop innovatrice pour être acceptée par la maison d’édition scientifique.
Et, curieusement, chaque fois qu’un de mes articles est accepté, je me félicite d’avoir réussi à trouver des esprits ouverts dans un monde qui demeure trop fermé et conservateur.
Echantillon de plus de 750 000 publications
Cependant, un article sorti dans la série de papiers de travail du Centre for Economic Policy Research, à Londres, permet de tester l’hypothèse d’un parti pris contre l’innovation dans la recherche scientifique, et ce, de manière quantitative (« Bias Against Novelty in Science : A Cautionary Tale for Users of Bibliometric Indicators », par Reinhilde Veugelers, Jian Wang et Paula Stephan, DP no 11228).
Utilisant un échantillon de plus de 750 000 articles publiés dans des revues scientifiques en 2001, l’année retenue, les auteurs proposent d’abord de mesurer la nouveauté scientifique par la présence de deux des revues référencées dans leurs bibliographies, qui n’ont jamais été citées ensemble dans un seul papier depuis 1980.
Ainsi, selon ce critère, seulement 11 % d’articles publiés, qui renvoient dans leurs bibliographies à ces deux revues, sont considérés comme « innovateurs ».
Ensuite, les auteurs de l’étude se concentrent sur les degrés d’innovation : à partir de ce corpus de 11 %, ils distinguent des articles plus ou moins novateurs.
Une fois leur calcul effectué, il reste 1 % d’articles, dans chaque catégorie scientifique, considérés comme « très innovateurs ».
Reinhilde Veugelers, Jian Wang et Paula Stephan comparent ensuite la « réussite » de ces articles au reste de la production scientifique.
Il se trouve que ces papiers « très innovateurs » sont cités en moyenne 14 % plus souvent que les articles « non innovateurs ».
Conséquence de cette gradation du caractère novateur : les articles très innovateurs ont une probabilité plus élevée d’être faiblement cités, mais une probabilité jusqu’à 40 % plus élevée d’être parmi les vedettes, les 1 % plus cités dans leur propre domaine.
C’est comme si l’on essayait de prédire quelle chanson sur YouTube allait être plébiscitée par les internautes en fonction de la diversité de leurs influences musicales…
Aucune évidence de partialité
Les articles très innovateurs ont aussi une probabilité sensiblement plus élevée d’être cités par d’autres articles vedettes et d’être repris dans plusieurs domaines scientifiques distincts. En somme, les très innovateurs, qui font des liens entre des domaines de recherche jusqu’ici éloignés, ont plus de chances d’être reconnus comme très importants dans leur domaine et d’avoir une influence importante sur le travail d’autres chercheurs.
Jusqu’ici, aucune évidence de partialité contre l’innovation scientifique n’est mise au jour – elle est plus risquée qu’un travail plus quotidien, mais, en moyenne, sa valeur est plus reconnue. Mais, attention, en contrepartie, elle n’est pas appréciée très rapidement : ainsi, les articles très innovateurs sont moins cités que les autres pendant les trois années qui suivent leur parution, et ce n’est qu’à partir de la quatrième année que leurs citations commencent à être plus nombreuses.
Or il faut remarquer que certains des référencements utilisés dans la bibliométrie – comme le « facteur d’impact » des revues – sont fondés sur les citations des articles durant les deux ou trois premières années après leur parution. Et les articles très innovateurs sont publiés dans des revues à « facteur d’impact » plus faible (de 18 % en moyenne) que les articles non innovateurs, ce qui semble indiquer que celles-ci ont tendance à privilégier des articles qui bénéficieront d’une notoriété plus vite.
Ces résultats ne constituent pas une preuve définitive que les revues sont de parti pris contre la recherche innovatrice. Mais ils nous mettent en garde contre des mesures d’excellence qui privilégient les citations à trop court terme.