L’Internet caché des cachalots

7 Juillet 2016

Vous reconnaissez votre ami par le langage que vous avez en commun – et, trop souvent, vous reconnaissez votre ennemi à travers vos différences de langage. Que les différences linguistiques puissent séparer les cultures humaines est un phénomène connu dans divers domaines, comme l’intégration d’immigrés dans un pays ou la fusion entre entreprises internationales.

Pour que se créent des clivages comportementaux entre groupes, il peut suffire que les individus interagissent davantage avec ceux qui partagent leur langue, ou même leur dialecte, ou même juste leur accent.

Jusqu’à récemment, les scientifiques pensaient que ce phénomène était propre à l’espèce humaine. L’impact des divergences linguistiques sur d’autres comportements était considéré comme un aspect spécifiquement humain de notre psychologie, dû au « narcissisme des petites différences » identifié par l’anthropologue britannique Ernest Crawley (1867-1924) ou par Sigmund Freud (1856-1939). Tout manageur d’une entreprise multinationale est conscient des risques que ces petites divergences peuvent poser au bon fonctionnement de l’ensemble.

Cependant, la recherche commence à nous faire revenir sur cette hypothèse trop facile de l’unicité de l’homme. Une étude sur le comportement des cachalots ouvre une perspective fascinante (« Socially segregated, sympatric sperm whale clans in the Atlantic Ocean », Gero S., Bøttcher A., Whitehead H., Madsen PT., Royal Society Open Science, 8 juin).

Un système de « clics »

On sait depuis assez longtemps que les cachalots communiquent par un système de « clics ». Ce que nous ne savions pas, c’est que les populations de cachalots sont divisées en groupes qui n’interagissent pas entre eux, et qui utilisent des dialectes distincts. Les chercheurs ont identifié des « codes » (des séries de clics qui semblent fonctionner comme des mots ou des phrases) propres à certains groupes.

Le phénomène est déjà connu chez les cachalots du Pacifique, et l’étude qui vient de paraître montre que les cachalots de l’Atlantique sont aussi divisés par dialectes. L’utilisation de ces codes pourrait aider chaque cachalot à identifier les autres membres de son « clan », et en même temps à éviter d’interagir avec les membres d’un autre clan.

Mais, dans l’Atlantique, contrairement aux cachalots du Pacifique, ces clans sont plus grands que les groupes d’interaction préférentielle. Chaque individu interagit en effet quotidiennement dans un petit groupe familial (au sein duquel il peut même y avoir des « amitiés » préférentielles entre deux individus).

De temps en temps, chaque groupe familial va rejoindre d’autres membres de son clan. Les chercheurs décrivent les cachalots de l’Atlantique comme plus « individualistes » que ceux du Pacifique, qui interagissent indifféremment avec tous les autres membres de leur clan linguistique.

Conséquences comportementales

On observe d’autres différences comportementales entre clans – par exemple, dans certains clans, les jeunes cachalots nourrissons sont allaités par toutes les femelles adultes, tandis que dans d’autres chaque nourrisson est allaité uniquement par sa propre mère ; dans certains clans, les jeunes mâles adolescents quittent volontairement la famille pour aller fonder une famille, alors que dans d’autres ils sont chassés par leurs mères, qui leur refusent toute interaction avec les autres jeunes.

On n’a pas besoin de faire appel au « narcissisme des petites différences » pour expliquer que l’isolement induit par une interaction linguistique préférentielle peut avoir des conséquences comportementales.

Il serait donc simpliste de croire que la diffusion de technologies de communication mondiale puisse automatiquement conduire à une convergence des comportements entre les cultures du monde. Il existe bien d’autres raisons pour penser que ce ne sera pas le cas, mais il est parfois utile d’observer le comportement d’une autre espèce pour nous rappeler les évidences de notre propre comportement.

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