Dans votre livre Economie du bien commun (PUF), vous revenez sur la crise des subprimes pour en tirer des leçons sur la difficulté d’apprécier le risque…
J’écris effectivement que l’on a abondement reproché aux économistes de ne pas avoir prédit la crise. Mais s’ils n’ont eu que peu d’influence durant la période précédant la crise, c’est notamment parce que la quasi-totalité des chercheurs n’avait pas conscience de l’étendue des risques qui étaient pris, par exemple du montant des engagements hors-bilan ou de la taille et des corrélations des contrats de gré à gré. D’ailleurs en 2008 j’avais écrit dans Leçons d’une crise que cette crise était aussi due au fait qu’à chaque étape de la chaîne de transferts de risque, le fait que l’une des parties ait plus d’information que l’autre (ce que traduit le concept « d’asymétrie d’information ») aura perturbé le bon fonctionnement des marchés. Voilà pourquoi il est essentiel de toujours veiller à défendre une régulation prudentielle ayant pour objet premier de protéger les créances des clients mal informés, mais plus généralement de restaurer la transparence pour éviter que la puissance publique ne soit prise en otage par un risque de contagion dont elle ne sait s’il est réel ou imaginaire, le fameux risque systémique. Une régulation qui protège la sphère régulée - les « lieux publics » qui seuls peuvent faire l’objet de sauvetage par l’Etat - des risques pris par les acteurs non régulés. Il faut enfin comprendre que les économistes seront toujours plus à l’aise dans l’identification des facteurs propices à une crise que dans la prédiction de son occurrence ou de la date de cette occurrence, de même qu’un médecin sera plus à l’aise dans l’identification des facteurs de maladie ou d’infarctus que dans l’estimation du moment de leur déclenchement. Les données financières étant très imparfaites et le monde en continuel changement, il y aura toujours de fortes incertitudes sur la taille des effets concernés ; sans parler des phénomènes autoréalisateurs de panique bancaire qui sont par définition imprévisibles.
Pourtant, écrivez-vous aussi, le risque est une composante nécessaire au dynamisme d’une économie…
Le risque zéro n’existe pas. S’il nous faut répondre énergiquement à la faillite de la régulation et réduire la fréquence et l’ampleur des crises, nous devons aussi être conscients que nous ne pourrons éliminer complètement tout risque de crise. Une économie qui ferait en sorte de ne jamais connaître de crise serait probablement une économie fonctionnant très en deçà de ses possibilités. Car afin d’éviter totalement les crises, il faudrait brider prise de risque et innovation, et vivre dans le court terme au lieu d’investir dans le long terme, plus risqué car plus incertain. L’enjeu n’est donc pas l’élimination complète des crises, mais la chasse aux incitations encourageant les acteurs économiques à adopter des comportements nocifs pour le reste de l’économie. Cela nécessite en particulier de limiter les « externalités » exercées par le système financier sur les épargnants ou les contribuables.
Parmi les nombreux défis qui se posent aux économistes, vous insistez particulièrement sur l’appréciation du risque santé, qui appelle à une refonte des systèmes d’assurance-maladie…
En effet, la question de l’assurance santé redevient cruciale. La surveillance de nos comportements de conduite, du nombre de kilomètres que nous parcourons au volant de notre voiture ou de nos efforts pour nous maintenir en bonne santé permettra aux assureurs de diminuer les primes et les franchises d’assurance de ceux qui se comportent de façon responsable. Cependant, la numérisation de l’économie et les progrès de la génétique, aussi enthousiasmants soient-ils, créent de nouveaux dangers pour la solidarité. Notre patrimoine génétique est l’exemple typique d’une caractéristique non soumise à l’aléa moral?: nous ne le choisissons aucunement, alors que nous pouvons par nos comportements influer sur la probabilité d’accident ou de vol de notre voiture. Demain, les individus que les tests génétiques auront diagnostiqués en bonne santé pour le restant de leur vie pourront en l’absence de réglementation contacter une compagnie d’assurances en France ou à l’étranger et lui fournir ces tests, afin d’obtenir ainsi des conditions très avantageuses. A l’inverse, le coût de l’assurance pour ceux et celles dont les tests génétiques a contrario prédiront une affection de longue durée ou simplement une santé fragile verront leurs primes d’assurance renchéries à des niveaux extrêmement élevés. L’information détruit l’assurance, qui pourtant est impérative en l’absence d’aléa moral. C’est là qu’intervient la numérisation de l’économie. Nos habitudes de consommation, nos recherches sur le web, nos courriels, nos interactions sur les réseaux sociaux révèlent aux entreprises du web beaucoup sur notre hygiène de santé et éventuellement notre comportement à risque. Les entreprises du web pourront sélectionner les bons risques de façon fine en offrant des contrats individualisés ou collectifs fondés sur l’information glanée sur la toile. Les concurrents d’Axa à l’avenir ne s’appelleront peut-être plus Allianz, Generali ou Nippon Life, mais Google, Facebook ou Amazon. Voilà pourquoi une réflexion sur l’avenir de la solidarité s’impose.