Nos ancêtres étaient-ils plus heureux que nous ? C’est le genre de question à laquelle il semble impossible de répondre mais qui nous fascine (enfin, certains d’entre nous…). Certes, nous avons des statistiques sur la production économique d’un grand nombre de pays depuis le début du XIXe siècle, et des estimations de l’activité économique sur les périodes plus anciennes.
Mais la richesse économique nous rend-elle heureux ? D’où les tentatives de divers organismes internationaux pour calculer des indices de bonheur. Le gouvernement du Bhoutan a même érigé le BNB (bonheur national brut) première priorité de ses politiques publiques. Mais les enquêtes internationales systématiques de mesure du bonheur (ou plutôt du sentiment de satisfaction, ce qui n’est pas tout à fait la même chose…) n’ont commencé qu’à partir du début des années 1970, ce qui limite la portée historique des comparaisons.
Mais voilà qu’un projet très ambitieux se propose d’étudier l’évolution du bonheur national dans quatre pays depuis 1820 – l’Allemagne, les Etats-Unis, l’Italie et le Royaume-Uni, à partir de l’analyse textuelle d’un gigantesque corpus de livres numérisés par Google (« Historical Analysis of National Subjective Wellbeing Using Millions of Digitized Books », Thomas Hills, Eugenio Proto, Daniel Sgroi et Chanuki Illushka Seresinhe, Discussion Paper n° 13636, Centre for Economic Policy Research).
La méthodologie consiste à utiliser des échelles existantes de « valeur affective » (« valence », en anglais) d’un millier de mots dans chaque langue. Les auteurs calculent un National Valence Index (NVI), qui est la valeur affective moyenne de tous les mots qui apparaissent dans les textes publiés dans le pays pendant l’année en question.
Comme pour tout projet d’une telle ampleur, on peut soupçonner l’existence de biais méthodologiques. Il semble, par exemple, que les calculs de valence ne sont pas pondérés par le nombre d’exemplaires vendus de chaque livre, avec pour résultat qu’un essai misanthrope d’un philosophe inconnu vaut autant qu’un roman à l’eau de rose vendu par millions.
Les textes pourraient refléter l’état d’esprit de leurs auteurs, et non de leurs lecteurs. Enfin, il peut y avoir un décalage entre le texte et celui qui le lit ou qui l’écrit. Par exemple, les auteurs qui ironisent seront compris par l’analyse lexicale au premier degré, et la fréquence de l’ironie pourrait même varier par pays ou par époque… à moins de construire un indice INB (« ironie nationale brute »). Et bien sûr, il y a la lecture comme évasion ou comme thérapie, où un lecteur malheureux plonge dans un livre à valence positive (un phénomène sans doute plus répandu pour les textes totalement dépourvus d’ironie). Il y a aussi le voyeurisme, où un lecteur parfaitement heureux trouve un plaisir voluptueux à la souffrance de personnages fictifs, etc.
Malgré ces réserves, il convient de signaler que le NVI calculé à partir des années 1970 suit d’assez près les variations des enquêtes de satisfaction menées à partir de cette époque. Il est aussi positivement corrélé depuis 1820 avec les mesures d’activité économique comme le produit intérieur brut (PIB) et avec l’espérance de vie, et aussi négativement corrélé avec les guerres et autres conflits. Cela tend à nous faire penser que non, nos ancêtres n’étaient pas plus heureux que nous. Si vous en doutez, pensez aux visites chez le dentiste avant l’invention de l’anesthésie…
Certes, on n’avait pas besoin de chercheurs pour nous dire que les guerres sont plutôt de mauvaises choses. Mais devant la recrudescence de sentiments guerriers à travers la planète, il n’est pas forcément inutile de se le rappeler. Et ce travail de recherche pourrait nous éclairer sur des fluctuations du sentiment des peuples au cours de l’histoire pour les périodes où les indices purement économiques sont restés muets.
Article publié dans le Monde.fr