Un quart du PIB russe provient de l'extraction des hydrocarbures. Pour la France et l'Allemagne, le choc associé à un embargo est absorbable.
Les atrocités commises en Ukraine par l'envahisseur russe nous mettent face à nos responsabilités d'Européens, à la fois principaux clients financeurs de l'autocrate agresseur et défenseurs des idéaux de liberté et de démocratie de la nation agressée. Entre ces deux rôles, il nous faut choisir. Trois quarts de siècle de paix en Europe occidentale nous ont laissé croire qu'elle peut être obtenue sans effort.
Mais comme nous le rappellent en contrepoint les funestes accords de Munich de 1938, quand l'ennemi de nos libertés franchit les lignes rouges, il faut savoir sacrifier un peu de notre confort immédiat pour l'arrêter.
Depuis le 24 février, l'Europe est en guerre. En guerre économique. Notre arme majeure, c'est un embargo total des importations d'hydrocarbures russes. La capacité de Poutine à financer ses agressions, aujourd'hui en Ukraine et qui sait où à l'avenir, serait rapidement éliminée si cette source essentielle de revenus venait à se tarir. Mais quels sacrifices cela devrait-il impliquer pour la France et ses partenaires? Un embargo sur le charbon et le pétrole russe aurait un impact plutôt symbolique, car les deux parties, russe et européenne, pourraient aisément réorganiser leur réseau de vente et d'approvisionnement. Un tel embargo ne pourrait avoir un impact significatif sur le budget russe que si nous étions capables de convaincre les Chinois et les Indiens de s'y associer.
Le gaz naturel est le sujet clef, parce que les Russes n'ont pas la capacité de réorienter leurs exportations de gaz vers ces clients alternatifs, en l'absence d'infrastructures appropriées. Dans l'ensemble des énergies consommées en France, le gaz naturel russe ne représente que 3 %. Une myriade d'actions nous permettrait de minimiser l'impact de sa suppression, comme un peu de sobriété dans la consommation électrique pour baisser la consommation de pointe réalisée grâce au gaz, un renforcement de la production nucléaire et de renouvelables, une augmentation des importations et de la production de gaz dans l'Union, ou une délocalisation de la production d'engrais azotés très consommateurs de gaz naturel.
Selon une étude récente du Conseil d'analyse économique (CAE), ces efforts de substitution nous permettraient de faire en sorte qu'un tel embargo ne réduise le PIB français que de 0,2 % ou 0,3 %. Une paille face à l'enjeu. Cette étude très fouillée tient compte des effets en cascade tout au long de la chaîne de valeur dans 30 secteurs économiques différents, ainsi que des hausses de prix et de coûts induites à tous les niveaux. La baisse de revenu en Europe se situerait autour de 0,3 %, soit environ 100 euros par Européen et par an.
Mais la situation est plus préoccupante pour l'Allemagne, dont les importations de gaz russe représentent 15 % de la consommation énergétique totale. Pour ce pays, un embargo conduirait à une chute du PIB comprise entre 0,3 % et 3 %. Avec Eric Chaney, Thomas Philippon et Richard Portes, et soutenu par de nombreux économistes, nous avons pris l'initiative d'un appel pour imposer un embargo total sur le charbon et le pétrole, ainsi qu'une taxe sur les importations de gaz russe. Ceci permettrait de maintenir les usages de gaz les plus essentiels, tout en captant une partie de la rente gazière puisque les Russes seraient obligés de baisser leur prix pour maintenir leur compétitivité. Selon la même étude du CAE, une taxe de 40 % réduirait les importations de 80 % tout en réduisant l'impact économique en Europe d'un facteur 3 ou 4 par rapport à un embargo total. C'est donc la bonne stratégie pour couper les vivres à l'agresseur.
Certains secteurs seront considérablement affectés, ce qui nécessite une intervention publique ciblée et ponctuelle de même nature de ce qui fût réalisé lors de la pandémie. De plus, un possible doublement du prix du gaz sur le marché aurait un impact intolérable pour les ménages les plus vulnérables. Mais le blocage du prix à la consommation, ou la modulation des taxes, n'est ni tenable à moyen terme, ni économiquement efficace pour faire face à la nouvelle donne énergétique globale. Une telle politique bénéficierait avant tout aux ménages aisés. Mieux vaut cibler les aides sur ceux qui en ont vraiment besoin, par exemple à travers un chèque inflation bien structuré. C'est ainsi que nous gagnerons cette guerre.
Article paru dans L'Express, n°3693, le 14 avril 2022.
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