Démarche démagogique opposant peuple et élites, le populisme est à son sommet historique. En analysant plus d'un siècle d'évolution politique, l'économiste Manuel Funke montre que le pic a été atteint ces dernières années avec près du quart des grands pays dirigés par des leaders populistes - contre un précédent maximum à 13 % la veille de la Seconde Guerre mondiale.
La situation économique, mondialisation et crises financières explique en partie ce phénomène. L'économiste David Autor a ainsi mis en évidence le lien entre la montée de la concurrence chinoise et la droitisation du paysage politique, analysant au niveau des comtés américains la part de marché de Fox News et le résultat des élections au Congrès. Et selon Manuel Funke, le poids électoral de l'extrême droite augmente en moyenne de 30 % après les crises financières, perçues comme résultant d'une collusion entre élites politiques et économiques.
Pour autant, l'économie est loin de tout expliquer. L'extrême droite s'est retrouvée en France au second tour de la présidentielle dès le début de la décennie 2000, alors qu'elle restait quasi absente du paysage politique allemand. Pourtant, la situation économique allemande était alors nettement moins bonne que la nôtre. Comment comprendre une telle différence? La réponse réside peut-être dans le jeu politique des partis historiques, à considérer autour de deux grands clivages: l'affrontement classique droite-gauche autour de l'économie de marché, et la confrontation entre libertés individuelles et désir d'autorité. Un travail du politiste Simon Bornschier tendait à montrer que ce n'est pas la reprise par la droite des thèmes de l'extrême droite qui a conduit à promouvoir la montée de cette forme de populisme, mais plutôt l'affaiblissement du premier clivage au profit du second.
En Allemagne, droite et gauche se sont peu à peu rapprochées autour des questions économiques, suite au congrès de Bad Godesberg de 1959 qui a vu le SPD renoncer au marxisme et accepter l'économie de marché. Les fameux « Ein-Euro Jobs » sont ainsi issus d'une réforme menée par ce même parti en 2005. Le premier clivage s'est estompé, mais le second clivage n'était alors pas pour autant devenu saillant - comme l'indique l'attitude ouverte d'Angela Merkel sur les réfugiés, qui permettra néanmoins l'entrée de l'extrême droite au Bundestag en 2017, portée par la peur du migrant.
En France, le premier clivage s'est estompé pour d'autres raisons: ni la droite ni la gauche n'ont eu le courage de mener des réformes économiques sérieuses depuis trente ans. Le « en même temps » macronien en est le résultat: il a allu attendre le gouvernement actuel pour que soient menées des réformes « évidentes » à gauche (division de la taille des classes dans les zones défavorisées, réorientation de la formation professionnelle vers la population peu qualifiée, bonus-malus pénalisant les entreprises abusant des contrats courts) et des réformes « évidentes » à droite (flexibilisation des licenciements, décentralisation des négociations collectives, fin de l'ISF). L'aile gauche du Parti démocrate américain a su reprendre récemment avec intelligence les propositions d'économistes, pour une large part français! La gauche française en semble incapable. Ce vide idéologique a fait disparaître le premier clivage, tandis que le second clivage est devenu très présent, hystérisé autour de la question identitaire nourrissant une tendance populiste, rendant désormais possible la victoire de l'extrême droite à la prochaine présidentielle.
Article publié dans Les Echos le 4 mars 2021
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