Transition énergétique: faut-il faire mal aux riches pour la réussir?

September 12, 2022 Climat

TRIBUNE - Désigner les ultra-riches comme les responsables expiatoires de nos crimes collectifs, c'est risquer de dédouaner le reste de la population de ses responsabilités individuelles. Par Christian Gollier, Directeur de Toulouse School of Economics, professeur au Collège de France.
La France et l'Union Européenne se sont engagées à réduire de 55 % leurs émissions de CO2 en 2030 par rapport à 1990. C'est une ambition extraordinaire, d'autant plus que nous avons fait moins de la moitié de ce chemin en 32 ans, et qu'il ne nous reste que huit ans pour faire le reste! Nous avons la chance de vivre dans une région du monde où la population est convaincue de la responsabilité humaine des changements climatiques en cours. Par contre, comme partout ailleurs, il n'existe aucun consensus sur la façon d'affronter cette responsabilité, ou sur qui doit faire quoi, comment et à quelle vitesse. La transition énergétique va être coûteuse, et le conflit sur le partage de ces coûts risque d'être long et douloureux, comme on l'a appris en France avec le mouvement des gilets jaunes.
Cette guerre mondiale contre le changement climatique ne pourra être gagnée qu'en décrétant la mobilisation générale, sans tirage au sort et sans passe-droit. Pour atteindre l'objectif climatique au moindre coût social, chaque consommateur, chaque producteur et chaque gouvernement devraient mettre en œuvre toutes les actions de décarbonation dont le coût social par tonne de CO2 évitée est inférieur au dommage collectif que cette tonne engendrerait si elle était émise, ce que les économistes appellent le "prix du carbone".

Les ultra-riches, premiers à décarboner leur mode de vie?
Depuis quelques temps, une attention particulière se porte sur l'exemplarité du comportement des riches dans ce domaine. Sans conteste, les ultra-riches, avec leurs yachts, leurs jets, leurs piscines, leurs voitures de sport et leurs palaces, sont de très gros émetteurs de CO2. On espère qu'ils seront les premiers à décarboner leur mode de vie grâce aux voitures électriques, pompes à chaleur et autres panneaux photovoltaïques.

Les économistes ne font néanmoins guère confiance aux individus, riches ou pauvres, pour aligner leur comportement sur le bien commun sans incitation ou obligation pour le faire. Cet été, plusieurs voix se sont élevées pour que le gouvernement interdise les jets privés, responsables de 0,1 % des émissions mondiales. Les économistes proposent plutôt une taxe carbone pour inciter aux comportements vertueux, dans ce secteur comme dans les autres. Dans un monde où les inégalités sociales sont fortes et les instruments fiscaux pour les réduire sont inefficaces il est justifié d'imposer une taxe carbone d'autant plus élevée qu'elle cible des produits consommés par les plus riches.

Une taxe carbone 20 fois supérieure sur les jets privés
Le gouvernement pourrait ainsi imposer une taxe carbone 20 fois supérieure sur les jets privés que le prix du carbone payé par le reste de la population. Deux scénarios sont alors possibles. Dans le premier cas, cette taxe est suffisamment incitative pour que les ultra-riches optent pour d'autres modes de transport. On peut même imaginer que cela incite les constructeurs aéronautiques à développer l'avion décarboné du futur, en commençant par le marché des jets privés.

Dans le second cas, ils continuent à utiliser leur jet, et l'Etat collecte un important revenu fiscal qu'il devrait utiliser pour financer d'autres actions de décarbonation, avec un impact écologique net 20 fois supérieur à ce qu'on obtiendrait avec une interdiction pure et simple. L'avantage d'une taxe carbone, c'est aussi de pouvoir forcer les pollueurs incapables de changer leur mode de vie ou de production à financer la transition dans le reste de l'économie. Certains vols en jet créent une valeur sociale très élevée et leur interdiction constitue un sacrifice qui rejaillit sur l'économie tout entière.

Ceci renvoie à un débat plus général sur les vertus relatives de la "dictature écologique" par rapport aux politiques fondées sur les incitations. Certaines interdictions constituent de bonnes solutions lorsqu'elles sont fondées sur une comparaison des coûts et des bénéfices sociétaux de ces actions. Par exemple, j'approuve l'interdiction des chaufferettes sur les terrasses des bars et de l'éclairages nocturnes des enseignes publicitaires. Mais les promoteurs de la dictature écologique ont hélas souvent d'autres motivations que la lutte contre le changement climatique, comme on le voit dans le débat sur les jets, les golfs et les piscines.

Je souhaite bien du plaisir au dictateur pour fonder ses interdits sur des jugements de valeur objectivables. Qui pourra encore prendre l'avion pour ses loisirs ou pour saluer une dernières fois sa mère à l'hôpital? Qui se verra interdire la voiture particulière? Ne faudra-t-il pas limiter les surfaces d'habitation des plus riches? Et quid du nombre d'enfants par famille ? L'interdiction du véhicule thermique en 2035 semble faire consensus aujourd'hui. Mais que se passera-t-il en 2034 si le litre de SP95 tombe à 1 euro parce que les pays pétroliers réaliseront qu'il ne sera bientôt plus possible d'écouler leur réserve, et si les coûts de construction des voitures électriques restent aussi élevés qu'aujourd'hui ?

Désigner les ultra-riches comme les responsables expiatoires de nos crimes collectifs, cela revient à s'attaquer à l'arbre qui cache la forêt, et c'est risquer de dédouaner le reste de la population de ses responsabilités individuelles. Beaucoup mettent en doute l'utilité des petits gestes écologiques. Même si de grands investissements publics et privés sont nécessaires pour accompagner le mouvement, et même si les riches doivent montrer l'exemple, c'est dans la multitude de petits gestes que se trouve la clé de la transition et de l'indépendance énergétiques à moindre coût social. Cette vérité semble inaudible, et notre société se tend par absence d'un discours de vérité et d'une méthode acceptée pour allouer les sacrifices nécessaires dans le sens de l'intérêt général.

Article paru dans Challenges le 12 septembre 2022: https://www.challenges.fr/entreprise/environnement/transition-energetique-faut-il-faire-mal-aux-riches-pour-la-reussir_827299

Photo d'illustration : Marcin Ciszewski on Unsplash