Suivant les pays et les cultures, le port du voile a des effets opposés sur l'intégration des femmes au marché de l'emploi. En France, le renforcement des interdictions vestimentaires à l'école pourrait renforcer leur mise à l'écart, s'inquiète Frédéric Cherbonnier.
Après le hijab et le burkini, la question de l'interdiction des abayas occupe le débat public. Les travaux à la confluence entre sociologie, sciences politiques et économie permettent de mieux comprendre les effets de telles mesures et de résoudre certains paradoxes. En particulier l'échec des prédictions réalisées par les fondateurs de la sociologie moderne, Emile Durkheim et Max Weber, pour qui les religions auraient dû se remettre en cause, voire refluer, face à la rationalisation croissante de nos sociétés.
Bien au contraire, les pratiques religieuses se développent, et ce d'autant plus qu'elles prônent des comportements extrêmes - comme l'illustre l'essor des ultra-orthodoxes en Israël ou du pentecôtisme à travers le monde. L'économiste américain Larry Lannaccone explique cela à l'aide de la notion de "bien de club": une communauté religieuse apporte d'autant plus à ses membres que ces derniers s'activent en son sein (en offrant une assistance physique, financière ou spirituelle). L'exigence de sacrifices (comme le renoncement à écouter de la musique, prôné par certains courants radicaux de l'islam) est une façon de ne faire entrer dans le "club" que des gens motivés, puis de les contraindre à vivre au sein de la communauté.
Sortir de sa communauté
La question des signes religieux ostentatoires est différente: porter le hijab ou la kippa ne constitue pas en soi un sacrifice privateur de liberté. Selon les travaux de l'économiste Jean-Paul Carvalho, qui a travaillé sur un large éventail de pays, le port du voile peut être une façon de sortir de sa communauté pour s'intégrer davantage (par exemple en accédant à un métier) tout en s'engageant à conserver un comportement conforme à sa religion.
De nombreux travaux confirment cette intuition de façon parfois surprenante. Ainsi la victoire aux élections municipales turques en 1994 du parti islamiste, conduisant à lever localement l'interdiction du voile, a amélioré l'éducation des femmes et leur accès au marché du travail. Et les Indonésiennes se sont davantage voilées au cours des deux dernières décennies afin de saisir les opportunités économiques qui leur étaient proposées. Dans les pays à majorité musulmane, le port du voile facilite souvent l'intégration économique car c'est une façon de composer avec la pression religieuse exercée par la société.
Un choix individuel
Ce raisonnement ne s'applique pas en France. Un travail en cours des économistes Antoine Jacquet et Sébastien Montpetit exploite les enquêtes "trajectoires et origines" permettant d'identifier le degré de religiosité de la personne (croyances et pratiques) et la pression religieuse exercée par l'extérieur (famille et communauté musulmane du quartier). Cette dernière ne serait qu'un facteur explicatif secondaire du port du voile, contrairement à ce qui est souvent avancé en France pour justifier son interdiction. Celui-ci s'expliquerait d'abord par le degré de religiosité et procéderait donc d'un choix individuel - alors même que porter le voile est une source de discrimination sur le marché du travail. Dans ces conditions, il est à craindre que renforcer les interdictions ne fasse qu'accroître une certaine forme de ségrégation identitaire et marginalise encore davantage certaines populations.
Des travaux récents cherchent à mesurer directement l'effet de l'interdiction du voile mais aboutissent à des résultats fragiles et divergents. La réflexion doit donc être approfondie, mais hélas aucun parti politique ne s'intéresse vraiment à cette question, tous trop préoccupés par la réponse à apporter à la montée de l'extrême droite.
Article paru dans Les Echos le 31 août
Photo d'illustration Shawn Sun