L'engouement actuel pour les crypto-monnaies semble sans limite. La valeur en dollars des bitcoins a été multipliée par 10 depuis le début de l'année et par 30 000 depuis le 1er janvier 2011. Les Initial coin offerings (ICO), à travers lesquelles les sociétés se financent en émettant des « tokens » (crypto-monnaies nouvellement créées pour l'occasion), ont levé 3,5 milliards de dollars à l’heure actuelle cette année. Nous devons être prudents à l'égard de cette tendance : les investisseurs doivent être protégés et des mesures sont à prendre pour empêcher les banques réglementées, les compagnies d'assurance et les fonds de pension de s’exposer davantage à ces instruments.
Mon scepticisme ne concerne pas la blockchain, la technologie derrière le Bitcoin. Cette technologie de registres distribués est une innovation bienvenue avec des applications utiles, comprenant notamment l'exécution rapide et automatique de contrats intelligents. Je suis convaincu que d'autres applications intéressantes seront développées, avec par exemple des méthodes de paiement moins onéreuses.
Ce qui m'inquiète, ce sont les crypto-monnaies elles-mêmes. Le bitcoin soulève deux questions distinctes : est-il durable ? En supposant que ce soit le cas, contribue-t-il au bien commun ? Mes réponses sont respectivement : probablement pas (mais le jury délibère encore) et certainement pas.
Sur la question de la durabilité, le bitcoin est purement une bulle, un actif sans valeur intrinsèque : son prix tombera à zéro si la confiance disparaît. Il existe indéniablement certaines bulles fortes d’un succès durable : l'or (dont la valeur dépasse largement celle que l'on obtiendrait s’il était traité comme matière première et utilisé à des fins industrielles ou décoratives) ; le British Penny Red, un timbre plutôt moche conservé dans un coffre-fort qui se vend à environ un demi-million de livres ; ou même le dollar, la livre ou l'euro. L'histoire des marchés regorge cependant de cas d’éclatements de bulles, depuis la crise des tulipes aux Pays-Bas dans les années 1630 et la bulle des mers du Sud en 1720, jusqu’aux innombrables épisodes de bulles boursières (l'un des plus récents étant celui d'Internet en 2001) et de bulles immobilières (krachs récents aux États-Unis, en Espagne et en Irlande). Personne ne peut dire avec certitude que Bitcoin connaitra un krach. Le bitcoin pourrait bien devenir le nouvel or ; mais je ne parierais pas mes économies et souhaiterais que les banques réglementées ne spéculent pas sur sa valeur.
La valeur sociale du bitcoin me parait plutôt insaisissable. Eu égard au seigneuriage, une expansion de la masse monétaire fournit normalement au gouvernement des ressources supplémentaires. Et comme il se doit, les revenus découlant de l'émission d’une monnaie devrait aller à la société. Dans le cas du Bitcoin, les premières pièces frappées ont néanmoins servi des intérêts privés (y compris ceux du fondateur du Bitcoin, Nakamoto). Les pièces nouvellement frappées créent l'équivalent d'une inutile course à l’armement : les pools miniers se font concurrence pour créer des bitcoins en investissant dans la puissance de calcul et en consommant toujours plus d’électricité. C’en est ainsi fait du seigneuriage...
Bitcoin est peut-être un rêve libertaire, mais c'est un véritable casse-tête pour quiconque considère la politique publique comme un complément nécessaire aux économies de marché. Cette crypto-monnaie est encore trop souvent utilisée pour l'évasion fiscale, les activités illégales ou le blanchiment d'argent. Et je me demande comment les banques centrales pourraient mener des politiques anticycliques dans un monde de crypto-monnaies privées.
L'engouement pour les ICO n'est pas plus rassurant. Annoncée comme une libération vis-à-vis de l’emprise des intermédiaires financiers, du capital-risque aux banques, l’ICO néglige les fondamentaux des financements intermédiés : l'utilisation d'intermédiaires fiables et bien capitalisés, dont l’implication garantit un contrôle et un suivi adéquats des projets, peut convaincre les « non-initiés », les déposants, les petits actionnaires ou les commanditaires d'investir. Des siècles d'expérience nous ont montré l'intérêt de filtrer les projets frauduleux ou de faible valeur et d'exercer une influence sur la gouvernance (rejet des mauvais réinvestissements, limogeage des PDG non performants, contrainte de l'entreprise à verser des dividendes...). Le filtrage et le suivi sont des « biens communs » du point de vue des investisseurs ; le free-riding les rend impossibles sous la plupart des formes d'ICO. La technologie s'améliore, mais les fondamentaux restent les mêmes.
Pour financer les projets d’ICO, les bailleurs émettent et remettent des « tokens » aux investisseurs. Ces tokens sont souvent comparés aux actions, mais contrairement à ces dernières, ils ne confèrent le plus souvent aucun droit de vote qui permettrait aux investisseurs de limoger la direction ou de la forcer à distribuer les bénéfices de l'entreprise. De plus, si la distribution des dividendes se fait en tokens plutôt qu'en dollars, il faut garder à l’esprit que les jetons constituent une bulle pure dont la valeur peut tomber à zéro quel que soit le succès de l'entreprise. Enfin, les tribunaux n’ont pas forcément juridiction à faire observer les promesses faites dans une ICO.
Les avancées technologiques peuvent et vont améliorer l'efficacité des transactions financières, mais elles ne doivent pas nous amener à nous abstraire des fondamentaux économiques. Les gouvernements qui accordent encore une attention favorable aux Bitcoins et aux ICO seraient bien avisés de protéger leurs citoyens et leurs institutions financières contre ces développements financièrement risqués et socialement préjudiciables.