De la disparition du dodo de l'île Maurice à la fin du XVIIe siècle à la réduction alarmante des oiseaux communs, l'érosion de la biodiversité par l'humain n'a de cesse de s'accélérer. Nous savons pourtant que cette biodiversité est essentielle à notre épanouissement. Régulation du climat, formation des sols, contrôle des ravageurs de culture, émotions procurées par le chant des oiseaux, sont autant de bienfaits fournis par la nature que nous avons intérêt à préserver. Alors, pourquoi ne change-t-on pas de comportement ? Pourquoi n'arrive-t-on pas à trouver de solution pour stopper ce déclin ? La réponse à cette question est complexe.
Une première difficulté émane du fait que la crise de la biodiversité ne peut plus se cantonner à une réflexion strictement écologique. Notre société est influencée par cet environnement tout autant qu'elle l'impacte. Faire face à la crise écologique appelle inévitablement une réflexion combinant les hommes et la nature. C'est en intégrant des modèles de décisions économiques avec des modèles de prédiction de leurs conséquences écologiques sur les paysages et les écosystèmes qu'il sera possible d'évaluer les conséquences économiques et écologiques de mesures politiques et de réfléchir véritablement à un développement durable. Une telle démarche permet ainsi d'éliminer certaines propositions trop catastrophiques économiquement ou écologiquement.
Mais comment faire, ensuite, pour choisir entre les options restantes ?
Effectuer ce choix soulève une seconde difficulté, celle de potentiels conflits entre acteurs économiques. En effet, dans certains cas, les intérêts divergent. Par exemple, la présence d'insectes pollinisateurs due aux champs d'agrumes classiques perturbe la culture des agrumes autoféconds (sans pépin et plus gros que les agrumes classiques), ce qui génère un conflit entre les agriculteurs sur l'éventuelle protection de ces insectes. La question des pesticides oppose, elle, les objectifs de rentabilité des exploitations agricoles et de modération des prix des produits alimentaires d'une part, et les objectifs de santé et de protection environnementale d'autre part. Comment faire pour arbitrer entre ces différentes stratégies économiques ? Laquelle choisir? La théorie économique stipule qu'il faut choisir l'option « préférée » par la société, c'est-à-dire par l'ensemble des citoyens. Mais il est extrêmement rare d'observer des « préférences collectives » sur les questions environnementales. On fait alors inévitablement face à une diversité de préférences individuelles.
LE COÛT DE L'INACTION
Comment alors agréger les préférences de citoyens dont les priorités sont opposées pour choisir cette option « préférée » par la société ? Par exemple, l'utilité que retire un agriculteur de la poursuite de son activité (dont il tire un revenu mais qui constitue aussi un choix de vie et souvent un héritage familial) compense-t-elle l'utilité d'un ornithologue à observer des oiseaux ou d'un militant écologiste? Tout l'enjeu réside donc dans l'élaboration de cette balance «juste» qui combine de manière équilibrée les «pour» et les «contre» de l'adoption de mesures environnementales.
La théorie économique repond, très catégoriquement, qu'il n'existe pas de solution dans ce cas. Un des très rares théorèmes en économie, le célèbre « théorème d'impossibilité » établi par le prix Nobel Kenneth Arrow en 1951, démontre qu'aucune règle ne permet d'agréger les préférences des individus de manière satisfaisante dès qu'il existe au moins trois options. Le vote à la majorité serait une méthode idéale de prise de décision, mais seulement lorsqu'il n'y a que deux options. Dès qu'il y en a trois, on fait face au « paradoxe de Condorcet » qui montre que, du fait de la dispersion des voix entre deux candidats tous deux préférés au troisième par une majorité de la population, c'est le troisième qui peut être élu. (La pratique du «vote utile» en est une conséquence.)
Cette situation complexe conduit malheureusement à une certaine inertie des politiques. Le statu quo est plus facile à défendre et semble moins risqué. Pourtant, dans l'attente d'une réaction, les crises écologiques se poursuivent, creusant toujours un peu plus le coùt de l'inaction. La situation est d'autant plus urgente que certains seuils, une fois dépassés, conduisent à des situations irréversibles desquelles il est impossible de sortir. Si nous avons encore le choix aujourd'hui de réorienter notre modèle économique, cela ne pourrait ne plus être le cas si nous tardons trop à agir. Ainsi, au lieu d'attendre une solution agrégée théoriquement «parfaite», revaloriser la diversité des agricultures, à rebours de 60 années d'homogénéisation agricole, constituerait une première piste concrète pour faire face à cette diversité des préférences individuelles et initier une réponse à la crise écologique dans les milieux agricoles.
Authors
- Cécile Aubert
- Lauriane Mouysset