Conçue à l'origine pour valider les transactions sur le réseau de monnaie virtuelle Bitcoin, la technologie blockchain semble en mesure de révolutionner le système financier du 21ème siècle. Les effets escomptés incluent la disparition des intermédiaires obsolètes, une sécurité accrue et une réduction considérable des frais de transaction. Catherine Casamatta a fait équipe avec les chercheurs de la TSE Bruno Biais et Christophe Bisière, ainsi qu'avec Matthieu Bouvard de la McGill University pour analyser la stabilité du protocole blockchain en utilisant la théorie des jeux.
La technologie blockchain est une solution très efficace à un problème générique : Comment tenir un registre décentralisé, partagé des transactions et des actifs lorsque les participants ne se font pas mutuellement confiance ?
Comment fonctionne un protocole blockchain par preuve de travail ?
Dans une blockchain, le flux de transactions à valider est transmis à des participants appelés "mineurs". Chaque mineur regroupe ces transactions dans un bloc, ajoute une transaction spéciale correspondant à sa récompense pour ce bloc puis tente de valider ce bloc. Pour y parvenir, le mineur doit résoudre un problème numérique en utilisant la force brute du tâtonnement. Le mineur fructueux diffuse ce bloc et sa solution (la "preuve de travail") sur le réseau. Les autres mineurs vérifient si la solution est correcte et la validité des transactions du bloc et indiquent leur approbation en abandonnant leur bloc actuel et en minant un nouveau bloc de transactions rattaché au bloc "parent" gagnant. Le processus de recherche et de partage de solutions se poursuit, créant une séquence de blocs validés et représentant l'état actuel du registre. Une chaîne unique telle que celle représentée sur la Figure 1, témoigne d'un parfait consensus entre les participants sur les transactions validées.
Les fourches inutiles
Toutefois, les mineurs peuvent décider d'écarter certains blocs, ils créent ainsi une fourche qui se sépare de la chaîne originelle, comme sur la Figure 2. Cela génère des variantes contradictoires du registre, ce qui réduit la crédibilité et la fiabilité de la blockchain, en particulier si la fourche est persistante. Même si finalement tous les mineurs acceptent d'attacher leurs blocs à la même chaîne, l'apparition de la fourche n'est pas anodine. Les blocs détachés de la chaîne principale sont des blocs orphelins. Ils ont été minés en vain et la puissance et l'énergie de calcul correspondantes ont été gaspillées. En outre, les transactions enregistrées dans les blocs orphelins peuvent être remises en cause.
Jeu de coordination
Pour analyser la stabilité d'une blockchain, Catherine et ses collègues ont créé un modèle dans lequel des mineurs observent instantanément des transactions et résolvent des blocs et ne sont récompensés que pour les blocs résolus. Leur analyse a révélé deux importantes forces économiques qui entrent en jeu dans la blockchain.
Tout d'abord, les actions des mineurs sont des compléments stratégiques. En effet, leurs récompenses dépendent de la crédibilité de la chaîne sur laquelle ils résolvent des blocs. Cette crédibilité augmente si un plus grand nombre de mineurs sont actifs sur cette chaîne. Par conséquent, les mineurs tirent profit de leur coordination sur une seule et même chaîne, ce qu'ils peuvent réaliser en appliquant la "règle de la chaîne la plus longue", c'est à dire en considérant que la chaîne la plus longue est la bonne (Nakamoto, 2008). Toutefois, les mêmes motivations de coordination soutiennent des équilibres avec des fourches. Si un mineur anticipe que les autres mineurs vont créer une fourche, le mieux qu'il ait à faire est de les suivre.
Deuxièmement, ils identifient une force compensatoire : si un mineur a accumulé des récompenses sur une chaîne donnée, le mineur a un "intérêt particulier" à ce que cette chaîne reste active. Les intérêts particuliers peuvent contrecarres les motivations de coordination poussant les mineurs à continuer à travailler sur une chaîne minoritaire et alimentant les fourches persistantes. Contrairement aux fourches temporaires qui ne s'appuient que sur des motivations de coordination et découleraient de mineurs atomistiques, les équilibres avec des fourches persistantes dépendent de la prise en compte par les mineurs de l'impact de leurs actions sur la valeur de leurs récompenses.
Globalement, cette analyse révèle que la blockchain, en générant des complémentarités et des intérêts particuliers, est en proie à une instabilité.
Consensus et dissensus
Les chercheurs analysent également le rapport entre les frictions généralement associées à un dissensus et à des fourches, et ces forces économiques. Par exemple, les retards de communication peuvent générer des fourches temporaires car certains mineurs ne réalisent pas immédiatement qu'un nouveau bloc a été résolu. Certains mineurs peuvent également tirer des avantages extrinsèques de la création d'une fourche : cela peut leur permettre d'annuler des transactions antérieures et de récupérer les crypto-monnaies (stratégie de “double-spending”), ou de mettre en avant des solutions techniques qui leur procurent un avantage concurrentiel (“upgrades”). Les chercheurs intègrent ces frictions dans leur modèle et démontrent qu'alors qu'ils peuvent être des facteurs déclenchants (et non pas des sunspots), la même interaction fondamentale entre les motivations de coordination et les intérêts particuliers que dans le cas sans friction souligne des équilibres avec des fourches.
Enfin, ils ont analysé la capacité de calcul installée par chaque mineur. La difficulté du processus de minage étant généralement revue à la hausse lorsque la capacité de calcul augmente dans le réseau, l'investissement d'un mineur dans une puissance de calcul exerce une externalité négative sur tous les autres mineurs. Ceci donne lieu à une course à l'armement dans laquelle chaque mineur finit par surinvestir. Cette analyse souligne une autre source d'inefficacité dans le concept décentralisé de la blockchain.
En résumé
L'analyse menée par les chercheurs révèle que les mesures incitatives prises à l'égard des mineurs sont indispensables à la réalisation d'un solide consensus dans une blockchain. Alors que les mineurs tirent profit d'une coordination sur une seule et même chaîne, préservant ainsi le consensus, les motivations de coordination peuvent également les pousser à abandonner des parties de la blockchain. Cela met en péril la fonction essentielle de la blockchain, c'est à dire tenir un historique stable et immuable des transactions. En outre, les intérêts particuliers, en contrecarrant les motivations de coordination, peuvent entraîner la persistance de plusieurs chaînes actives.