A cause de la non-stockabilité de son produit, l’industrie électrique n’a pu se développer que par des investissements gigantesques en capacités fiables de production et de transport. Les politiques environnementales actuelles qui donnent la priorité aux ressources renouvelables intermittentes inversent l’ordre causal : ce n’est plus la non-stockabilité qui détermine les technologies, ce sont les technologies qui imposent la stockabilité.
1. Le temps et l’espace
Oublions les batteries des automobiles, les piles qui ne s’usent que si l’on s’en sert, et leur version moderne, les accumulateurs de nos appareils nomades de communication, oublions les stations de pompage et l’air comprimé. Pour l’essentiel, l’électricité est un produit non-stockable, ce qui a deux conséquences essentielles pour les opérateurs, l’une spatiale, l’autre temporelle.
Pour ce qui est de la géographie, puisque le produit n’admet pas de rupture de charge, les entrepreneurs du siècle passé ont dû installer un système de transmission de l’énergie reliant physiquement de façon continue les nœuds de production et les nœuds de consommation. Cette électrification à l’échelle nationale, voire continentale, fait du réseau électrique la plus grande machine jamais conçue par l’homme, avec une emprise spatiale qui pose de plus en plus de problèmes environnementaux. Ce sont donc les pylônes, transformateurs, câbles et fils qui ont permis aux ingénieurs de résoudre avec succès la dimension géographique du problème créé par la non-stockabilité.[1]
Qu’en est-il de sa dimension temporelle ? La méthode du juste-à-temps[2] qui fit fureur dans la construction automobile des années 1980, est le pain quotidien des électriciens depuis la naissance de leur industrie. La satisfaction de la demande pour une électricité qui n’est pas stockable a exigé d’empiler des capacités de production et des énergies primaires mobilisables avec des pas de temps dépendant des modèles de prévision disponibles, en particulier de prévision météorologique.
Pour l’essentiel donc, les problèmes temporels posés par la non-stockabilité du produit électricité ont été résolus par le stockage des facteurs servant à la produire : barrage + eau, réacteur + uranium, turbine à combustion + gaz naturel, centrale thermique à flamme + gaz ou charbon ou fioul. Les énergies primaires non stockables ont été au mieux intégrées au mix énergétique parce que bénéficiant d’une certaine régularité (centrales au fil de l’eau), au pire écartées de la solution technologique parce que trop coûteuses (éolien et solaire).
Avec les deux grandes peurs de ce début de siècle que sont le réchauffement climatique et l’accident nucléaire, cette organisation est entièrement remise en cause. Les gouvernements, qui réagissent aux sondages d’opinion plus qu’ils ne gouvernent, ne jurent plus que par les énergies renouvelables, essentiellement l’éolien et le solaire. Comme ces sources d’énergie dépendent de l’alternance des jours et des nuits, des cycles saisonniers et du régime des vents, si les consommateurs veulent disposer d’électricité hors des diktats de la nature, il faut trouver des moyens de stocker les excédents d’énergie pour les déstocker aux moments désirés.[3]
2. Stockage de l’énergie
Pour stocker de l’énergie électrique à grande échelle, il y a quatre grandes familles de technologies : [4]
* énergie mécanique (potentielle ou cinétique) : stockage gravitaire par pompage (Stations de Transfert d’Energie par Pompage, STEP), stockage par air comprimé (Compressed Air Energy Storage, CAES), volants d’inertie ;
* énergies électrochimique et électrostatique : batteries, condensateurs, superconducteurs ;
* énergies thermique et thermochimique : chaleur sensible ou chaleur latente, énergie par sorption ;[5]
* énergie chimique : hydrogène, méthanation, etc.
Ces technologies sont hétérogènes en termes de capacité, de débits, et de durée de décharge et recharge comme on peut le voir dans la figure ci-dessous.
Seules les STEP ont à l’heure actuelle atteint une taille suffisante pour jouer un rôle significatif dans l’équilibrage du système électrique, tant en soutirage qu’en injection. Dans les graphiques proposés par eco2mix, l’électricité utilisée pour faire remonter de l’eau dans les retenues d’altitude apparait en bleu sombre en dessous de l’axe horizontal (car elle n’est pas consommée hic et nunc). Le pompage est réalisé aux heures de faible demande, c’est-à-dire le week-end et, en semaine, la nuit. L’eau ainsi stockée en altitude est ensuite turbinée pour alimenter le réseau électrique aux heures de plus forte demande, comme le font les autres centrales hydroélectriques
Dans le système de marché actuel qui rémunère les centrales de production au MWh injecté dans le réseau, la rentabilité de cette technologie repose entièrement sur l’écart entre le prix d’achat de l’électricité utilisée pour pomper de l’eau et le prix de vente de cette électricité au moment de l’injection dans le réseau, sachant que la perte d’énergie entre les deux opérations est de l’ordre de 25%. Avec l’écrasement des prix provoqué par la production d’énergies éolienne et solaire, ce spread s’est fortement réduit. Les opérateurs et les investisseurs attendent beaucoup des mécanismes de rémunération de capacité qui se mettent en place dans plusieurs pays. Ils font aussi campagne pour obtenir une rémunération spécifique de la flexibilité des STEP, à la fois pour l’absorption des excédents de production et pour la compensation des insuffisances des autres technologies.[6]
3. Plus de capacité, moins d’énergie primaire
Si les autorités maintiennent leurs ambitions en matière de sources d’énergie renouvelable, de fermeture de centrales thermiques émettrices de gaz à effet de serre et de polluants locaux, et de fermeture de centrales nucléaires honnies par une partie de la population, la nécessité de développer le stockage des énergies intermittentes va s’imposer. Il faut donc s’attendre à une augmentation des coûts car, s’il est vrai que ces énergies ont des coûts d’exploitation très faibles, leur transformation en électricité fiable exige des coûts en capacité très élevés.
Considérons un projet consistant à fournir 1kW de puissance en continu tout au long de la journée et examinons deux solutions extrêmes, l’une entièrement basée sur des turbines à gaz, l’autre uniquement avec des panneaux photovoltaïques. Avec une unité de production thermique, il suffit d’installer 1 kW de capacité, mais il faut acheter l’énergie primaire à brûler et payer pour le dommage environnemental dû à cette combustion. Si nous voulons réaliser la même livraison avec des panneaux photovoltaïques, il faut installer 8 kW de capacité de production et 21 kW de capacité de stockage. En effet, sous nos latitudes, les panneaux PV produisent à pleine puissance environ 1000 heures par an, donc de l’ordre de un huitième des 8760 heures de l’année. Par conséquent, les trois heures d’ensoleillement quotidien à pleine capacité doivent produire de l’électricité pour toute la journée et il faut en emmagasiner suffisamment pour l’allouer aux 21 autres heures sans soleil. L’arbitrage est donc entre d’énormes capacités à installer (8+21 kW d’un côté, 1 de l’autre) et d’énormes quantités d’énergie primaire à économiser (avec des panneaux et des batteries dont on peut espérer 20 ans d’activité, il faut alimenter l’installation en gaz pendant 8760 h/an pendant 20 ans, soit 175 200 heures d’un côté, 0 de l’autre).[7]
Ces gigantesques économies en énergies primaires polluantes sont très séduisantes. Mais elles pèsent d’un poids d’autant plus faible que le taux d’escompte, ou, si l’on préfère, le taux de préférence pour le présent, est élevé. Pour des décideurs myopes, les dépenses en capital d’aujourd’hui pèsent bien plus que les économies d’énergie de demain. Avec un taux d’escompte de l’ordre de 10%, les dépenses à réaliser au-delà d’une décennie sont négligeables. Pour que les énergies renouvelables s’imposent sans trop grever le budget des ménages, il est donc indispensable soit de faire baisser les taux d’escompte pour accroitre l’intérêt des économies d’énergies primaires à venir, soit de faire baisser très fortement le coût en capital des énergies intermittentes, dont notamment le coût du stockage. Soyons optimistes. Comme dans toutes les industries de masse, tirées par une demande en développement les technologies de stockage devraient voir le coût de leurs produits baisser grâce à des effets d’apprentissage et des économies d’échelle.
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L’amélioration de la performance des technologies de stockage doit permettre de mieux intégrer les sources d’énergie intermittentes dans le mix énergétique. Mais quelles technologies? Les sites disponibles pour les stations de pompage sont en nombre limité et leur rentabilité est loin d’être assurée dans le cadre marchand actuel. La production de batteries, tirée par l’automobile et l’habitat, nécessite des matériaux coûteux et des processus de production eux-mêmes polluants. Reste le «Power to Gas» dans lequel sont placés beaucoup d’espoirs. Il consiste à transformer les excédents électriques en hydrogène ou en méthane de synthèse qui, eux, sont stockables et transportables pour être utilisés dans diverses applications industrielles ou domestiques.[8] Le gaz et l’électricité sont souvent concurrents. Quand ils sont partenaires, c’est pour brûler du gaz stockable et ainsi produire de l’électricité non stockable. Le «Power to Gas» inverse le processus. Les ingénieurs vont peut-être enfin vaincre le principal défaut de l’électricité, sa non stockabilité, et permettre aux technologies basées sur des énergies primaires elles-mêmes non stockables d’assurer leur place dans le mix énergétique sans avoir besoin d’être soutenues par des aides publiques.
[1] En France, Réseau de Transport d’Electricité (RTE) est en charge de plus de 100 000 km de lignes aériennes à haute et très haute tension et le principal distributeur, ERDF, de 1,3 millions de km de lignes en haute et basse tensions (dont un peu moins du quart sont souterraines). Il faut leur ajouter les millions de km de câbles qui distribue l’électricité à l’intérieur des logements, bureaux et ateliers au-delà du compteur.
[2] Développée par Toyota et appelée aussi méthode des cinq zéros : en plus de zéro stock, il faut rechercher zéro délai (attendre les commandes avant de produire), zéro papier, zéro défaut et zéro panne.
[3] Nous ne revenons pas sur les autres solutions à combiner avec le stockage, traitées dans des billets précédents : prix spots dépendant de l’état de la nature, effacements de demande, foisonnement des technologies de consommation (par exemple gaz + électricité) et de production (par exemple corrélation négative de l’éolien et de l’ensoleillement), et multiplication des interconnexions.
[4] Nous utilisons ici des informations tirées de IFP Energies nouvelles (2012) « Le stockage massif de l’énergie » http://www.ifpenergiesnouvelles.fr/Espace-Decouverte/Les-cles-pour-comprendre/Le-stockage-massif-de-l-energie
[5] « Les systèmes de stockage de chaleur par sorption (SSCS) ouvrent de nouvelles perspectives dans l’exploitation de l’énergie solaire pour le chauffage des bâtiments résidentiels. En effet, ces systèmes sont très prometteurs dans la mesure où ils permettent un stockage de chaleur sur de longues périodes (le stockage est réalisé sous forme de potentiel chimique) et offrent des densités énergétiques importantes (jusqu’à 230 kWh/m3 de matériau en moyenne) en comparaison aux systèmes classiques comme le stockage par chaleur sensible (qui, pour le cas de l’eau, dispose d’une densité énergétique moyenne d’environ 81 kWh/m3 de matériau pour une variation de 70°C) et le stockage par chaleur latente (qui atteint des densités énergétiques de 90 kWh/m3 de matériau) » Extrait de P. Tatsidjodoung (2014) « Procédé de stockage d’énergie solaire thermique par adsorption pour le chauffage des bâtiments : Modélisation et simulation numérique », thèse Grenoble, https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01087383/document.
[6] Union Française de l’Electricité, http://ufe-electricite.fr/IMG/pdf/2013_01_21_step_methodologie_vf.pdf
[7] Il serait bien sûr plus efficace de combiner solaire et éolien, ce qui nécessiterait moins de capacité de stockage mais plus de capacité de production.
[8] Pour la France, voir le projet Jupiter 1000 piloté par le transporteur de gaz naturel GRTgaz : http://www.jupiter1000.com/