Quelle est aujourd’hui la place de l’économie comportementale dans la recherche en économie ?
Cette place de l’économie comportementale est de plus en plus importante. Tous les départements de recherche majeurs en économie ont recruté des chercheurs spécialisés en économie comportementale, et ont en général un laboratoire d’économie expérimentale. Pour moi, cette évolution est liée à deux raisons principales. D’une part, la «révolution de la crédibilité», à savoir la reconnaissance qu’un modèle économique doit obtenir une validation empirique pour persister. D’autre part, une ouverture progressive de l’économie aux disciplines connexes, en priorité la psychologie (illustré par le Nobel en économie de Daniel Kahneman en 2002), mais aussi au droit, aux sciences politiques, à la sociologie et même à l’anthropologie et la biologie.
Comment définiriez-vous un nudge ?
Un nudge est un instrument comportemental qui vise à encourager un comportement et qui consiste à changer la présentation d’une situation sans modifier les incitations économiques ni l’ensemble des choix possibles. Dans le livre de Thaler et Sunstein, le nudge est introduit par l’exemple de la cantine scolaire où les fruits sont mis en valeur sur le buffet des plats. Cette mise en valeur vise à encourager la consommation de fruits, et c’est un nudge puisque seulement la présentation des plats change, mais pas les prix des fruits et des autres desserts, ni l’ensemble des choix de desserts possibles.
Que nous enseignent les sciences comportementales pour l’élaboration des politiques publiques ?
L’économie comportementale nous enseigne beaucoup de choses sur les décisions individuelles, par exemple sur les erreurs ou sur l’effet des émotions et de l’estime de soi. Elle permet en conséquence de mieux prédire les décisions individuelles, et donc de mieux anticiper les effets des politiques publiques. Des études récentes ont par exemple montré que la politique de bonus-malus écologique du gouvernement français mise en place en 2008 a sous-estimé l’achat de voitures vertes par les automobilistes, créant ainsi un important déficit public de ce programme. Il apparaît que cette sous-estimation est probablement liée à un effet psychologique dit de «crowding in», au sens où cette politique fiscale aurait agi comme une norme de comportement donnant des incitations psychologiques supplémentaires (au delà de l’effet financier pur) à se tourner vers ces voitures plus économes.
Quel intérêt présentent les nudges dans l’action publique en France ?
Les nudges fournissent un instrument supplémentaire dans la palette des instruments possibles à disposition des décideurs publics. Ils procurent plusieurs avantages. Principalement, les nudges ne coûtent pas cher en général. En revanche, étant des instruments nouveaux, ils posent des problèmes nouveaux, notamment car ces instruments s’assimilent à de la manipulation.
Quelles sont les thématiques abordées par la recherche en économie comportementale ? Dans quelle mesure le domaine de la gestion de l’eau est abordé ?
Les applications sont multiples : les choix de santé, d’épargne, d’investissement, de biens durables (maison, voiture) et les décisions d’achats de produits écologiques par exemple. Il existe quelques exemples d’application à la gestion de l’eau. Par exemple, certaines études ont étudié si la consommation individuelle d’eau était sensible à la révélation d’information sur la consommation d’eau des voisins.
Comment expliquer que les sciences comportementales soient aujourd’hui sousexploitées par les décideurs publics ? Et comment expliquer le retard de la France sur les pays anglo-saxons ?
Le développement des sciences comportementales comme une aide à la décision publique est assez récent ; et il faut du temps pour que les décideurs publics s’approprient les concepts. D’autre part, les sciences comportementales montrent que l’effet des instruments psychologiques dépend fortement du contexte et de la population concernée. Ainsi, l’effet de ces instruments est plus difficile à prédire que celui d’une taxe ou d’une législation par exemple, ce qui peut contribuer à ralentir l’appropriation et la mise en oeuvre. En France, les décideurs publics sont le plus souvent des juristes ou des ingénieurs. Ils ont rarement beaucoup d’expertise dans les sciences du comportement (économie, psychologie etc.), si bien que la résistance peut être plus forte en France que dans les pays anglosaxons où la culture économique est plus développée, et la formation académique souvent plus généraliste.
Interview réalisée et publiée par l’Établissement Public Loire