Lors de la session clôturant la conférence scientifique « Economie de l’énergie et du changement climatique »[2], qui s’est déroulée à Toulouse les 8 et 9 septembre 2015, Serge Planton, responsable du groupe de recherche climatique au Centre National de Recherches Météorologiques, a présenté les dernières conclusions du 5ème rapport du GIEC dont il est co-éditeur, montrant la réalité du changement climatique, et décrivant plusieurs scenarii d’évolutions possibles. Paul Joskow, anciennement professeur au MIT et aujourd’hui Président de la Sloan Foundation, a expliqué que toutes les mesures prises jusqu’ici ne suffiront pas à maintenir l’humanité sur une trajectoire de réchauffement à 2°C. Finalement Jean Tirole a rappelé que la mise en place d’un prix unique était la solution la plus simple et la plus efficace pour réduire les émissions de CO2, mais que cette possibilité était exclue du périmètre des négociations de la COP 21. Un participant a conclu la conférence en posant la question qui s’imposait alors : à quoi ressemblera une planète réchauffé de 5°C?
Les économistes préconisent de recourir à un prix des émissions polluantes pour coordonner les activités humaines mais c’est une solution qui rencontre de nombreuses oppositions. Ce billet en explore les causes.[3]
1. Comment coordonner les activités humaines ?
Dans toutes les sociétés humaines (et probablement dans tout écosystème), le bien être de chacun dépend des actions des autres. Ainsi, nos rejets de CO2 dans l’atmosphère altèrent les conditions de vie de nos contemporains, mais aussi celles de nos descendants. Pour que les actions individuelles aillent dans le sens de l’intérêt collectif, il faut trouver un mécanisme de coordination.
Une solution est celle de la norme, le contrôle direct des quantités. Il s’agira par exemple de fixer un plafond aux émissions de gaz à effet de serre (GES) de nos équipements, en particulier de nos moyens de transport. Mais la norme est très coûteuse à appliquer, surtout quand les sources polluantes sont petites et nombreuses. Elle exige le traitement d’énormes quantités d’information et un système de surveillance et de punition très intrusif. Son application dans les pays à planification centrale en a montré les limites.
Une autre méthode de coordination est le prix. Chacun d’entre nous peut produire autant de GES qu’il le souhaite dès lors qu’il paie le prix du dommage environnemental ainsi provoqué, par exemple 30€ par tonne de CO2 rejetée. Là encore, il est nécessaire de contrôler, mais le contrôle est plus simple, car il peut s’appliquer sur moins de points de production. Les émissions de GES par les véhicules automobiles en sont un bon exemple. A l’heure actuelle, les Etats imposent des normes d’émissions. Ces normes sont négociées entre Etats en Europe, mais aussi entre les Etats et les constructeurs automobiles nationaux, pour le plus grand profit des cabinets de lobbying. Donner un prix au CO2 rejeté élimine le problème de la norme : pour payer moins cher leur carburant, les conducteurs exigeront des constructeurs qu’ils proposent des véhicules consommant moins, donc faiblement polluants. Le prix donne donc aussi aux agents économiques une incitation à innover. Celle ou celui qui juge 30€/t trop élevé peut développer des équipements ou modifier ses usages afin de réduire ses émissions de CO2. Alors que la norme fixe et limite, le prix ouvre de multiples possibilités.
2. Comment déterminer le prix de la tonne de GES?
Une approche, souvent appliquée par les gouvernements favorables à l’Etat providence, consiste à recourir à une fixation administrative des prix : ils sont déterminés par un groupe d’individus « éclairés », experts et/ou hauts fonctionnaires. C’est le cas de la taxe carbone que nous payons sur les carburants. Le gouvernement détermine le « bon prix » du carbone dans l’économie, et introduit une taxe dans le prix de détail payé par les consommateurs. C’est aussi le contrôle des prix en vigueur en France jusqu’en 1986, ou l’encadrement administratif des loyers en vigueur dans le secteur de l’immobilier. Le problème bien sûr est que les individus chargés de fixer le prix, tout éclairés et bienveillants soient-ils, peuvent se tromper. Et l’erreur est d’autant plus probable que le produit à évaluer concerne un très grand nombre d’agents, donc des masses considérables d’information à collecter et à traiter.
Reste la détermination par le marché. Le prix se fixe par l’interaction des producteurs/vendeurs (l’offre) et des consommateurs/acheteurs (la demande). Le moteur de cette méthode est l’intérêt de chaque agent qui compare son information privée (disposition à payer pour les acheteurs, coût de cession pour les vendeurs) avec l’information publique représentée par le prix. C’est à cette famille qu’appartient le système des quotas d’émission de GES contraignant actuellement quelques 12 000 établissements industriels implantés dans l’Union européenne.
La supériorité du marché comme mécanisme de détermination des prix, donc de coordination à grande échelle, est devenue évidente par contradiction avec l’échec des expériences de planification centrale. Mais alors, si le marché est efficace, pourquoi son utilisation provoque-t-elle autant de réactions négatives ? Pourquoi la majorité des gouvernements refusent-ils d’utiliser cet outil pour relever le défi du changement climatique?
Nous examinons ci-après trois explications : (i) il existe une confusion entre le marché comme mécanisme de révélation d’information et le marché comme principe organisateur de nos sociétés, (ii) les marchés sont imparfaits, ce qui suscite de la méfiance, et (iii) les marchés sont accusé des défauts de l’homme.
3. De l’utilité sociale du marché
Il ressort de la discussion précédente que le marché est un mécanisme efficace de détermination des prix, lesquels permettent de coordonner les décisions et actions économiques des citoyens. C’est tout. Le marché n’est pas un mode d’organisation de la société, ni un principe philosophique. Il s’agit seulement d’un outil au service des hommes, permettant de contourner l’obstacle du traitement de gigantesques quantités de données par la décentralisation des décisions.[4]
Le marché n’identifie pas les problèmes que rencontrent nos sociétés. En revanche, il peut contribuer à leur résolution. Par exemple, le marché ne décide pas qu’il faut protéger l’environnement. Dans l’encyclique « Laudato si’ », paragraphe 190, le pape Francois rappelle que « la protection de l’environnement ne peut pas être assurée uniquement en fonction du calcul financier des coûts et des bénéfices. L’environnement fait partie de ces biens que les mécanismes du marché ne sont pas en mesure de défendre ou de promouvoir de façon adéquate. »
En revanche, la mise en œuvre d’un marché du CO2 permet de générer un prix du CO2, qui incite les agents à réviser l’allocation de leurs ressources dans un sens plus favorable à l’environnement. Le marché joue le même rôle qu’une machine à laver le linge. On ne peut pas raisonnablement espérer de la machine qu’elle nous dise comment nous habiller. En revanche, on peut compter sur elle pour nettoyer les vêtements.[5]
L’extension de l’importance supposée du marché provient peut être du fait que marché et démocratie vont souvent de pair: des institutions démocratiques sont nécessaires à la création de marchés, comme le montre l’excellent ouvrage de Daron Acemoglu et James Robinson[6], que nous avons déjà recommandé aux lecteurs de ce blog. De plus, le marché utilise l'intelligence collective pour déterminer les prix, comme la démocratie s'appuie sur cette même intelligence collective pour gouverner la cité. Malgré ces points communs, marché et démocratie sont distincts, et attendre du marché qu'il organise nos existences est irréaliste.
4. Des dérives du marché
Pour des raisons informationnelles, techniques, et comportementales, les marchés sont imparfaits. Par exemple, les signaux de prix émis par l’interaction de l’offre et de la demande peuvent être manipulés lorsqu’un acteur ou un groupe d’acteurs exerce un pouvoir sur le marché.[7] Ce pouvoir peut provenir de la taille de quelques agents, du contrôle de facilités essentielles, ou d’un avantage informationnel.
Cette découverte n’est pas récente. Les seigneurs féodaux l’avaient bien compris, qui contrôlaient jalousement les ponts et autres passages stratégiques. Plus récemment, les « robber barons » du XIXe siècle aux Etats Unis ont su tirer avantage de leur gigantisme. John Rockefeller a systématiquement éliminé ses concurrents, afin d’ériger Standard Oil en un monopole sur la distribution de pétrole aux Etats Unis[8].
La réponse des citoyens face aux imperfections du marché doit être identique à celle face à toutes les imperfections de nos sociétés : faire voter des lois, et exiger des pouvoirs publics qu’ils les appliquent. Face aux exactions des « robber barons », le congrès des Etats Unis a voté en 1890 le Sherman Act, qui pose un cadre d’analyse et de poursuite contre les manipulations de marché. Au cours du XXe siècle, des agences gouvernementales ont été créées pour s’assurer que les manipulations étaient détectées, et poursuivies.
L’Europe, en particulier la France, est encore en retard dans ce domaine. La réponse de nos gouvernements – et de nos concitoyens -- face aux imperfections du marché sont des imprécations stériles . Plutôt que de fustiger les marchés, il serait bien plus efficace de légiférer pour les rendre plus performants. L’uniformisation du droit de la concurrence au sein de l’Union européenne a permis de réduire les manipulations de prix de grandes entreprises et de groupes d’entreprises : métaphoriquement, elle a permis d’augmenter de façon sensible la propreté du linge sortant de la machine.
5. Du marché comme miroir de nos égoïsmes
Ainsi que le montre le phénoménal succès de l’ouvrage de Thomas Piketty[9], les citoyens européens et nord-américains s’émeuvent de la croissance des inégalités. Comment comprendre, comment accepter un monde où les 80 personnes les plus riches possèdent plus que la moitié la plus pauvre de l’humanité ?[10]
Il est tentant d’attribuer cet écart gigantesque et insoutenable à la logique inhumaine et destructrice du marché. Tentant, mais erroné. Pour le meilleur et pour le pire, l’homme est imparfait. Son égoïsme viscéral lui a permis de survivre dans un environnement qui lui était a priori hostile, face à d’autres animaux qui semblaient bien mieux adaptés à cet environnement. Cet égoïsme, qui a assuré la survie de l’espèce, est la cause principale des inégalités observées depuis la nuit des temps, pas la coordination par les prix.
Si l’écart de richesse entre les titans de l’Internet et leurs employés est sidérant, il n’est pas plus important que celui qui existait entre Pharaon et ses sujets, ou le Roi-Soleil et ses paysans. L’égoïsme et la vanité de l’homme sont les causes de ces inégalités, pas la coordination par les prix.
Dans le roman qui inspire le titre de ce billet, John Steinbeck narre les tribulations de George et Lennie, deux travailleurs agricoles, en Californie durant la grande dépression. Les difficultés que traversent George et Lennie sont causées par les humains, leur jalousie, et leur égoïsme, et non pas des mécanismes de marché.
* * *
Le réchauffement climatique constitue le défi majeur de notre génération et de celles qui vont nous suivre. L’économie, comme le bon sens, suggère que la solution la plus efficace pour réduire les émissions de GES est d’en augmenter le prix. Le parti communiste Chinois abonde – une fois n’est pas coutume – dans notre sens, et vient de proposer la mise en place d’un marché du CO2 en Chine[11]. Espérons que nos dirigeants réunis à Paris à la fin de l’année auront la sagesse de mettre ce formidable outil au service de la cause climatique.
[¹] En référence au roman de John Steinbeck, « Of mice and men » en.wikipedia.org/wiki/Of_Mice_and_Men, publié en 1937.
[2] Les présentations sont disponibles à l’adresse idei.fr/fr/conferences/2015-tenth-conference-economics-energy-and-climate-change.
[3] L’idée de ce billet nous est venue suite à la lecture d’un billet de Maximilian Auffhamer, professeur à l’université de Californie à Berkeley energyathaas.wordpress.com/2015/08/17/why-the-pope-is-wrong-on-markets/?utm_source=Blog+for+Aug+17,+2015&utm_campaign=blog+re+60&utm_medium=email, lui-même inspiré par l’encyclique « Laudato si’ » w2.vatican.va/content/francesco/fr/encyclicals/documents/papa-francesco_20150524_enciclica-laudato-si.html
[4] Nous recommandons aux lecteurs intéressés par ce point l’ouvrage « La vraie nature du marché », de Jean-Pierre Hansen, qui est très concis et pédagogique www.amazon.fr/La-vraie-nature-marché-gouvernent/dp/2804171426.
[5] Nous remercions le général de corps d’armée Jean-Patrick Ridao de cette analogie, qu’il a partagée avec un des auteurs de ce blog il y a bientôt trente ans.
[7] Le « pouvoir de marché » dont il est question ici (market power), est souvent confondu en français avec le « pouvoir du marché ». Cette confusion était flagrante dans les commentaires de presse lors de l’attribution du prix Nobel d’économie à Jean Tirole en 2014: ses travaux scientifiques sur les dangers de la manipulation des prix par certains agents ont été, en un contresens révélateur de la défiance du public, interprétés comme une apologie des marchés comme mode d’organisation social. Le défenseur de l’intervention publique pour corriger les erreurs de marché s’est trouvé présenté comme un chantre du libéralisme débridé!
[8] Daniel Yergin rend très vivante et accessible la saga de Standard Oil dans son ouvrage «The Prize » en.wikipedia.org/wiki/The_Prize:_The_Epic_Quest_for_Oil,_Money,_and_Power.