Les consommateurs résidentiels d’énergie restent passifs (ou stratégiquement attentistes ?) dans le jeu de la concurrence. Bien que nous ayons la possibilité de choisir nos fournisseurs de gaz et d’électricité depuis juillet 2007, à peine 14,7% d’entre nous ont opté pour un fournisseur de gaz différent de leur fournisseur historique ; pour l’électricité, le taux n’est que de 8,3%.[1] La principale raison généralement invoquée pour expliquer ces faibles taux est que la diminution de la facture obtenue grâce aux prix réduits des entreprises concurrentes ne compense pas le coût de recherche des offres alternatives, augmenté du coût des formalités de basculement. Cette explication entièrement basée sur un calcul financier est insuffisante. Même si le prix proposé par le magasin d’en face est plus attractif, des freins sociologiques et psychologiques nous empêchent de traverser la rue pour faire nos emplettes chez un concurrent de notre commerçant habituel.
Coûts de recherche et coûts de basculement
Trouver de nouveaux fournisseurs potentiels d’électricité et/ou de gaz nécessite a priori une recherche coûteuse en euros, et surtout en temps. Il y a actuellement en France sept entreprises qui proposent de nous vendre de l’électricité, deux du gaz et cinq susceptibles de nous vendre les deux types d’énergie. Et chacune de ces entreprises propose plusieurs offres. Heureusement que des comparateurs de prix sont disponibles sur Internet, ce qui réduit les coûts de collecte et de traitement de l’information. La Commission de Régulation de l’Energie (CRE) apporte également une aide précieuse. Tout consommateur, muni de ses factures, peut savoir en quelques minutes s’il existe des offres concurrentes moins coûteuses que celles de ses fournisseurs actuels. Une fois qu’il a trouvé les fournisseurs de ses rêves, il peut cliquer sur leurs noms et engager les formalités de basculement, sans délai et sans frais. Il n’a même pas besoin de résilier son contrat courant.
C’est simple, finalement peu coûteux grâce à Internet, et pourtant peu de ménages sautent le pas. Pour lutter contre cette apathie, les associations de consommateurs se sont engagées dans des opérations de basculement collectif.
Ensemble, c’est mieux
En juillet 2013, l’association UFC Que choisir lançait l’opération « Gaz Moins Cher Ensemble» .[2] Il s’agit d’un appel d’offres soumis à l’ensemble des fournisseurs de gaz pour remplir un cahier des charges composé de trois volets : i) un prix intéressant (le prix le plus compétitif servant de point de départ à des enchères inversées), ii) des conditions contractuelles plus protectrices pour le consommateur que celles offertes par la loi, et iii) l’implication de l’UFC-Que Choisir en cas de réclamation. Les deux dernières clauses furent suffisamment dissuasives pour qu’un seul fournisseur ait répondu par une offre tarifaire plus basse que celles du marché. Il proposa une baisse de 13% minimum par rapport au tarif réglementé de vente du kWh du mois d’octobre avec, en outre, une remise complémentaire en fonction du nombre d’inscrits. L’unique candidat devint automatiquement le gagnant du processus de sélection par enchères inversées qui avait été préparé. La campagne a d’abord attiré plus de 142 000 ménages, intéressés par un éventuel changement de fournisseur. Puis, l’offre étant connue, 70 812 décidèrent de demander un basculement en utilisant la procédure mise en place par UFC-Que choisir. D’après les données publiques venant du site de l’association, leur facture de gaz va baisser en moyenne de 194 euros pour la première année. Nous voyons donc que même placés devant une offre alléchante, préparée par un organisme en qui ils ont confiance puisque ils sont adhérents et/ou lecteurs, à peine la moitié des consommateurs les plus motivés décident de suivre leur intérêt financier.
Des résultats assez similaires ont été obtenus lors d’expériences menées dans d’autres pays et d’autres industries. Ainsi, une campagne fut lancée au printemps 2012 en Angleterre par l’association de consommateurs Which ? La recherche d’une fourniture moins coûteuse en gaz et électricité[3] provoqua la réaction intéressée de 287 365 ménages et de cinq fournisseurs prêts à entrer dans le processus d’enchères. Les trente mille ménages les plus rapides à se prononcer se virent proposer le contrat offert par le gagnant de l’enchère, et les autres celui du second moins disant. En moyenne, l’économie par ménage était estimée à £233 (€292). Ici encore, le résultat est décevant car seulement 27% des consommateurs intéressés initialement et à qui était offert un contrat plus avantageux décidèrent de le souscrire.
Les limites de la rationalité
Lors de la conférence sur l’énergie qui s’est tenue à Toulouse les 5 et 6 juin 2014,[4] Catherine Waddams a présenté l’étude conduite avec son équipe de l’Université de East Anglia à partir des fichiers de l’opération lancée par Which ? et de données supplémentaires collectées en interrogeant une partie de ceux qui s’étaient déclarés intéressés par un changement de fournisseur.
L’analyse économétrique met en lumière des corrélations attendues (notamment entre le taux de basculement et le montant des économies proposées) mais aussi le rôle joué par d’autres paramètres plus surprenants pour l’économiste, probablement pas pour le psychologue. Ainsi, la complexité ressentie du protocole à suivre (pourtant objectivement très simple) et la défiance vis-à-vis des informations reçues créent une inertie qui semble disproportionnée. Donnons seulement deux exemples. Les ménages qui s’étaient signalés intéressés et avaient déjà rempli le questionnaire en ligne permettant de figurer dans la liste des élus basculèrent en proportion plus importante s’ils avaient sous les yeux leurs factures courantes que s’ils devaient s’en remettre à leur mémoire pour les évaluer, et ces derniers plus que s’ils devaient compter sur Which ? pour en donner une estimation. La crainte de se faire gruger, y compris par sa propre mémoire, n’est jamais loin dans le processus de choix. Deuxième curiosité : le fournisseur gagnant de l’enchère n’était pas nécessairement le moins-disant pour la totalité des candidats au basculement, par exemple à cause de leur localisation. Pour ces ménages, Which ? proposa deux offres : celle du gagnant de l’enchère (comme à tous les autres) et celle de l’offreur au plus bas prix. Ces ménages « privilégiés » à qui était offerte une double possibilité de réduire leur facture basculèrent en proportion plus faible que ceux qui n’avaient reçu qu’une proposition. La profusion des offres tarifaires, au lieu d’ouvrir l’espace des choix, crée manifestement un bruit dommageable à la prise de décision.
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Si les Anglais changent peu de fournisseurs d’énergie, c’est peut-être aussi parce qu’ils l’ont beaucoup fait depuis bientôt 15 ans qu’ils en ont la possibilité, et donc qu’ils ont épuisé les gains (et les plaisirs) du basculement. Pour les ménages français, la concurrence dans la fourniture d’énergie est plus récente. L’inertie observée peut donc être due à un manque d’information, mais aussi à une faible culture marchande. A force d’entendre dire que les marchés sont le mal, qu’il vaut mieux s’en remettre aux tarifs fixés par l’Etat, protecteur et bienveillant grand frère, beaucoup de consommateurs résidentiels doivent penser que ces « offres de marché » sont décidément suspectes. Gardons cependant quelque optimisme puisque, même si nous sommes loin d’un mouvement de masse, il apparait qu’il y a des consommateurs prêts à basculer, donc de la place pour des fournisseurs d’énergie alternatifs. L’exemple de la téléphonie mobile montre que les ménages peuvent chercher activement à changer de fournisseur si les offres concurrentes sont plus visibles et surtout plus profitables.[5]
[1] Source : Commission de Régulation de l’Energie, www.cre.fr/media/fichiers/marches/consulter-l-observatoire-des-marches-de-detail-du-1er-trimestre-2014
[3] Le nom de l’opération était « The Big Switch » ; http://www.which.co.uk/energy/saving-money/guides/the-big-switch-explained/
[5] La concurrence est particulièrement vive dans le secteur de la téléphonie mobile. D’après UFC-Que choisir , le niveau des factures à la fin de l’année 2013 est 30 % moins élevé que deux ans auparavant. Source : image.quechoisir.org/var/ezflow_site/storage/original/application/1be23ef5fc1ca2542bbb96692d1591ff.pdf