La décarbonation de la production d’électricité est essentielle pour réduire les émissions de gaz à effet de serre dans nos sociétés et limiter ainsi le réchauffement climatique. De nombreux pays se sont donc fixés comme objectif d’atteindre un « autre monde », dans lequel la majorité des megawattheures seraient produits par des sources renouvelables, essentiellement éolienne et photovoltaïque. Depuis une dizaine d’années, des subventions colossales ont été investies pour atteindre cet objectif : 101 milliards de dollars en 2012, dont 57 milliards de dollars dans l’Union Européenne.[1] Une étude académique récente à partir de données britanniques permet de mieux comprendre cet « autre monde ».[2] Ce billet en présente les deux résultats principaux : 1. la difficile coexistence des renouvelables et des technologies de base ,et 2. la nécessité de maintenir les subventions aux renouvelables.
1. Le nucléaire et l’éolien britannique ne font pas bon ménage
La plupart des commentateurs et des hommes politiques s’accordent sur le fait qu’un parc de production décarboné sera constitué de renouvelables et de nucléaire. Certains souhaitent plus de renouvelables, d’autres plus de nucléaire, mais dans l’ensemble la cohabitation des deux technologies de production non carbonée à l’horizon 2050-2100 semble faire consensus.
Un résultat surprenant
Cependant, l’analyse montre que cette cohabitation ne va pas de soi. Précisément, l’analyse conduite pour le système britannique montre que le nucléaire disparaît du parc de production « économique » lorsque la production de l’éolien terrestre et marin atteint 45% de la demande. En d’autres termes, les renouvelables se substituent entièrement au nucléaire lorsqu’ils produisent 45% de la demande.
La dynamique économique sous-jacente
Pour comprendre ce premier résultat, il faut utiliser les principes de la tarification heure de pointe développés par Marcel Boiteux, avec lesquels les lecteurs de ce blog sont désormais familiers.
Lorsque la capacité de production renouvelable augmente, la demande résiduelle, c’est à dire la demande totale nette de la production des sources renouvelables, diminue. La production des moyens « classiques », essentiellement thermiques et nucléaire, diminue donc, ainsi que leur capacité installée. C’est précisément l’objectif de cette transition énergétique : plus de production renouvelable, moins de production classique, plus de champs d’éoliennes, moins de centrales au charbon.
Un exemple simplifié permet d’illustrer cette mécanique. Séparons une année en deux périodes de 4 000 heures chacune. Une période correspond à la pointe, durant laquelle la demande à chaque heure est 90 gigawatt. L’autre période est hors-pointe avec une demande horaire de 30 gigawatt. La consommation totale est donc (30+90) x 4000 = 480 000 gigawattheures, ou 480 terawattheures.
Deux technologies de production classiques sont nécessaires : une technologie de base, qui produit toutes les heures de l’année, et une technologie de pointe, qui ne produit qu’aux heures de pointe. Si le prix du carbone dans l’industrie électrique est très élevé, la combustion de charbon n’est plus économique, et le nucléaire est la technologie de base. Il faut donc installer 30 gigawatt de nucléaire pour satisfaire la demande de base, et 90 - 30 = 60 gigawatt de technologie de pointe pour servir la pointe.
Introduisons maintenant la production renouvelable. Supposons tout d’abord que les renouvelables produisent le même volume durant les deux périodes : en termes techniques, la production renouvelable n’est pas corrélée à la demande. Par exemple, le vent souffle avec la même intensité toute l’année, les après midi d’hiver comme les matins d’été. Comment le parc classique s’ajuste-t-il si la production renouvelable est 10 gigawatt par heure ? La demande résiduelle est 30 - 10 = 20 gigawatt hors-pointe, et 90 -10 = 80 gigawatt en pointe. La capacité nucléaire est donc 20 gigawatt, et la capacité de pointe est inchangée à 80 - 20 = 60 gigawatt.
Si la production renouvelable grimpe à 30 gigawatt par heure, la demande résiduelle hors pointe, donc la capacité nucléaire, est nulle. En revanche, la demande résiduelle en pointe est inchangée, et donc la capacité de pointe reste de 90 - 30 = 60 gigawatt. Les renouvelables se sont ainsi substitués à la technologie de base. Quel niveau de production renouvelable est nécessaire à cette substitution ? Les renouvelables produisent 30 gigawatt par heure, soit 30 x 8 000 = 240 000 gigawattheures, soit 240 terawattheures. Dans cet exemple simplifié, les renouvelables se substituent à la technologie de base lorsqu’ils sont capables de produire 50% de la demande.
Une dynamique similaire est à l’œuvre dans l’analyse académique du marché britannique.
Robustesse du premier résultat
Avant de discuter les implications de ce résultat, il faut préciser que les renouvelables ne sont pas toujours incompatibles avec la technologie de base. La substitution dépend de la corrélation entre la production renouvelable et la demande. Supposons maintenant que les renouvelables produisent seulement durant les heures de pointe. C’est le cas pour les panneaux photovoltaïques dans les régions où l’air conditionné représente une part importante de la demande de pointe, par exemple le sud ouest des Etats Unis: lorsque le soleil brille, les panneaux produisent, et la température monte, ce qui conduit à une forte demande pour l’air conditionné.
Dans l’exemple précédent, si la production de renouvelable est 30 gigawatt en pointe et nulle hors pointe, la capacité nucléaire est inchangée. En revanche, la capacité de pointe est réduite à 90 – 30 - 30 = 30 gigawatt. Les renouvelables se substituent à la technologie de pointe, car ils produisent seulement en pointe.
Si les renouvelables produisent seulement hors pointe, la capacité nucléaire économique est réduite, alors que la capacité de pointe augmente.
Implications pour les politiques publiques des pays européens
Le résultat présenté ci-dessus peut fournir une justification analytique partielle à l’Energiewende, la politique de transition énergétique du gouvernement allemand : si la corrélation observée en Grande Bretagne s’applique en Allemagne, l’éolien se substitue au nucléaire. De plus, en Allemagne, d’énormes investissements ont été faits dans le photovoltaïque alors que les pointes sont les soirs d’hiver. Il y a donc corrélation négative : il y a à la fois réduction de la demande résiduelle de base et augmentation des besoins de capacité pointe. Il n’est donc pas déraisonnable de fermer les centrales nucléaires au rythme de l’accroissement de la production renouvelable.
Cette justification est toutefois imparfaite : premièrement, la production éolienne est variable et non contrôlable, ce qui crée des problèmes d’ajustement de l’offre à la demande sur des pas de temps courts, et nécessite la mise à disposition de réserves importantes. Deuxièmement, la transition a été mise en œuvre très rapidement. Certaines tranches nucléaires ont été fermées avant la fin de leur vie économique, ce qui a crée des coûts échoués importants.
De son côté, le gouvernement britannique a décidé d’encourager à la fois l’éolien et le nucléaire. Le résultat précédent indique qu’il aurait dû choisir puisque encourager l’éolien rend moins économique le nucléaire. Les mécanismes d’encouragement et cet argument sont développés plus loin dans ce billet.
En France, le gouvernement et le parlement ont déterminé par la loi la part des différentes technologies de production d’électricité.[3] Les auteurs de ce blog ne sont pas opposés par principe à la codification dans la loi des grandes orientations de politique énergétique. Il n’en reste pas moins qu’une analyse économique rigoureuse et une discussion publique transparente du coût de ces objectifs auraient été utiles.
2. Les subventions aux renouvelables ont la peau dure
La nécessité de subventions
La plupart des technologies renouvelables sont initialement non économiques : les premiers megawattheures d’électricité éolienne ou photovoltaïque coûtent plus cher que leur valeur de marché. Pour encourager leur pénétration, une première solution passe par la valorisation des émissions de CO2 augmentant ainsi le prix de tous les megawattheures, donc des megawattheures renouvelables. Mais même avec un prix du CO2 très élevé, le coût des premiers mégawattheures d’origine renouvelable reste plus élevé que leur valeur de marché. Cependant, comme dans tous les secteurs industriels, on peut compter sur des effets d’apprentissage : produire aujourd’hui génère une externalité positive sous la forme d’une baisse des coûts de demain
Alors que dans les autres industries cette externalité est naturellement intégrée au calcul économique des entreprises, dans le secteur de l’énergie les pouvoirs publics jugent qu’il est nécessaire d’intervenir : ils ont donc décidé d’encourager le développement des renouvelables, afin d’en diminuer le coût futur. En Europe, les gouvernements ont obligé les consommateurs à acheter l’électricité renouvelable à un prix couvrant ses coûts, donc supérieur au prix du marché. La subvention aux renouvelables est la différence entre le prix d’achat fixé par les pouvoirs publics et le prix de marché.
Un provisoire qui va durer
L’une des justifications de ce surcoût est qu’il est provisoire : le coût de production des renouvelables baissant rapidement, il va bientôt rejoindre la valeur de marché du mégawattheure, et la subvention n’aura plus lieu d’être.
L’analyse académique invalide cette conclusion pour la Grande Bretagne : en utilisant une courbe d’apprentissage raisonnable, les subventions aux éoliennes ne disparaissent jamais. La clé de ce deuxième résultat est que la valeur des megawattheures renouvelables diminue aussi lorsque la capacité renouvelable installée augmente.
Un exemple permet de comprendre ce point. Supposons qu’une seule éolienne est installée. Pour simplifier, supposons qu’elle produit à 100% de sa capacité pendant 1 000 heures de l’année, et rien durant les autres heures. La valeur moyenne des megawattheures qu’elle produit est donc la moyenne des prix de ces 1 000 heures. Installons maintenant une deuxième éolienne identique près de la première. Elles produiront donc toutes deux à 100% de capacité pendant 1 000 heures. Durant ces 1 000 heures, la demande n’est pas modifiée mais l’offre augmente, donc le prix baisse. La même logique explique pourquoi la valeur des megawattheures renouvelables baisse lorsque la capacité installée augmente, si les productions des différentes unités renouvelables sont corrélées positivement.
Nous assistons ainsi à une course : les coûts et les prix baissent simultanément. Si les premiers baissent plus vite que les seconds, les subventions aux renouvelables baissent. C’est probablement le cas au début de la courbe d’apprentissage. Cependant, lorsque la capacité installée est importante, l’apprentissage est moindre, et risque de ne plus permettre de compenser la baisse des prix. La subvention augmente alors.
C’est ce que nous observons en Grande Bretagne. Malgré un cout du CO2 très élevé de 70 £/tonne, correspondant aux objectifs du gouvernement britannique, les premiers MWh éoliens coûtent plus cher à produire que leur valeur de marché. En suivant les hypothèses de coût et d’apprentissage du gouvernement britannique, l’analyse montre que la subvention à l’éolien terrestre diminue très légèrement si la capacité augmente, et que la subvention à l’éolien marin diminue sans toutefois s’annuler tant que le nucléaire est présent à l’équilibre économique. [4]
La subvention cumulée augmente inexorablement
Dans les lignes qui précèdent, nous parlons de “subvention”. Pour être précis, il faudrait parler de subvention marginale, c’est-à-dire de la subvention à la dernière unité installée. En réalité, les consommateurs (ou les contribuables) doivent subventionner l’ensemble de la capacité renouvelable installée, et sont donc intéressés à la dynamique de cette subvention cumulée, et non à la dynamique de la subvention marginale.
Dans l’exemple précédent, ajouter une deuxième éolienne réduit la valeur des megawattheures produits par les deux éoliennes. La subvention cumulée augmente donc pour couvrir non seulement la subvention marginale à la deuxième éolienne, mais aussi l’augmentation de la subvention à la première éolienne. La dynamique de la « dette » des consommateurs/contribuables vis à vis des opérateurs éoliens est donc explosive.
Quelles implications de ces résultats sur la politique énergétique de la Grande Bretagne ? Cette dernière garantit des tarifs d’achat à l’éolien mais aussi au nucléaire. Les premiers vont encourager le développement de nouvelles éoliennes, ce qui va réduire la valeur des éoliennes existantes, mais aussi, nous l’avons vu, des réacteurs nucléaires. Les consommateurs vont donc payer pour (i) subventionner l’éolienne marginale, (ii) maintenir la subvention des éoliennes existantes, et (iii) maintenir la subvention des réacteurs nucléaires. Les auteurs de ce blog ne sont pas certains que les pouvoirs publics – et les citoyens britanniques – aient conscience de cette dynamique.
* * *
Nous partageons l’opinion selon laquelle il est nécessaire de décarboner le parc de production électrique. Il n’est donc pas ici question de remettre en cause le bien fondé des politiques publiques visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre. Ce sont les modalités d’application qui sont discutables.
Pour réduire la facture de la transition, avant d’engager des dizaines de milliards d’euros, il serait souhaitable de conduire une analyse véritablement dynamique de ce « nouveau monde » et des chemins qui y conduisent. Par exemple, réviser le mécanisme de support aux renouvelables, et remplacer la priorité physique (le Gestionnaire du Réseau de Transport (GRT) utilise toute l’énergie produite par les renouvelables) par une assurance financière (le GRT achète toute l’énergie qui pourrait être produite par les renouvelables, mais l’utilise uniquement si le prix et positif), permet de réduire l’impact des renouvelables sur la technologie de base, et donc la subvention requise.
Post-Scriptum :
Ce billet est le dernier de l’année académique 2014/2015. Nous souhaitons à nos lecteurs un bel été, et les retrouverons début septembre pour partager les points saillants de la conférence académique sur l’économie de l’énergie et du changement climatique que TSE organise les 8 et 9 septembre à Toulouse.
[1] https://www.iea.org/media/files/WEO2013_factsheets.pdf. Les renouvelables ne sont pas les seules énergies subventionnées. Par exemple, Ecofys estime qu’en 2012, les subventions au charbon représentaient deux tiers des subventions à l’éolien https://ec.europa.eu/energy/sites/ener/files/documents/ECOFYS 2014 Subsidies and costs of EU energy_11_Nov.pdf.
[2] Richard Green et Thomas-Olivier Léautier, Juin 2015. “Do costs fall faster than revenues? Dynamics of renewables entry into electricity markets", document de travail TSE.
[3] Titre 1, article 1. http://www.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/0-_Projet_de_loi_relatif_a_la_transition_energetique_pour_la_croissance_verte.pdf
[4] Conformément à la pratique habituelle, l’apprentissage est représenté par une réduction exponentielle des coûts lorsque la capacité installée augmente. Le taux d’apprentissage est estimé à 7% pour l’éolien terrestre, i.e., le coût d’une turbine baisse de 7% lorsque la capacité double, et à 18% pour l’éolien marin. Les coûts actuels sont estimés à 210 £/kW/an pour l’éolien terrestre, 455 £/kW/an pour l’éolien marin.
Note: le titre de l'article fait référence à une chanson de Téléphone: un autre monde