Les conditions économiques changeantes ont des impacts différents sur les résultats matrimoniaux des femmes et la formation des familles dans les régions polygames et non polygames.
Les normes sociales et la culture sont cruciales pour le développement économique, et l’efficacité des interventions politiques peut dépendre des environnements locaux dans lesquels elles sont mises en œuvre (Ashraf et al. 2020, Collier 2017, Banque mondiale 2015). A travers l’Afrique subsaharienne (ASS), les marchés du mariage (un déterminant important du bien-être des ménages) sont régis par des nomes locales très diverses et persistantes concernant la polygynie. Cette coutume, qui permet aux hommes d’avoir plusieurs épouses simultanément, est encore très répandue dans certaines régions, tandis que d’autres sont essentiellement monogames, comme le montre la figure 1. La variation des normes locales en matière de polygynie découle de plusieurs facteurs culturels/socio-économiques historiques ou dont l’évolution est lente dans le temps (Fenske 2015, Tertilt 2005, Jacoby 1995).
Figure 1 : la pratique de la polygynie à travers l’Afrique subsaharienne
Note : le taux de polygynie est la proportion moyenne des femmes (âgées de 25 ans et plus) qui sont en union avec un homme polygame dans chaque cellule de grille de 0,5 x 0,5 degré décimal (environ 55 km x 55 km à l’équateur). Il est calculé à partir des données de l’Enquête démographique et de santé (EDS) . Le taux continu est divisé en terciles. T1 représente les cellules de grille avec une faible polygynie (moins de 16%), T2 correspond aux zones avec une polygynie moyenne (entre 16 et 40%) et T3 à celles où on constate une polygynie élevée (plus de 40%).
La dot (paiement de la famille du marié à la famille de la mariée au moment du mariage) est également une coutume dans de nombreuses régions d’Afrique subsaharienne, ce qui rend les comportements matrimoniaux potentiellement sensibles aux changements de conditions économiques dans ces zones . Dans un article influent, Corno et al. (2020) montrent, qu’en moyenne en ASS, les sécheresses augmentent le nombre de mariages d’enfants (qui sont associés à de mauvais résultats sanitaires et socio-économiques pour les femmes et leur progéniture). Cependant, leur analyse suppose que les marchés du mariage sont monogames, de sorte que l’on ne sait pas toujours comment les machés polygames sont affectés par de tels chocs économiques.
Polygynie, chocs économiques et résultats de la formation des familles
La présence de la polygynie modifie la structure du marché du mariage. Elle donne également lieu à deux autres résultats clés de la formation de la famille, outre le moment de l’union pour les filles : le rang d’épouse (première ou seconde épouse) et l’écart d’âge entre le mari et la femme. Les femmes qui se parient en tant que secondes épouses ont tendance à avoir un statut et un pouvoir de négociation faibles au sein de leur ménage (Munro et al. 2019, Matz 2016, Reynoso 2019). Les écarts d’âge entre mari et femme sont souvent importants dans les régions polygames, ce qui est également associé à un faible pouvoir de négociation (Carmichael 2011, Atkinson et Glass 1985). Comprendre les moteurs économiques de ces trois facteurs matrimoniaux clés est donc crucial pour la conception et l’évaluation des politiques publiques dans les zones culturellement diverses de l’ASS.
Dans un article récent (Tapsoba 2022), j’étudie comment les changements à court terme des conditions économiques globales affectent les résultats de la formation des familles en présence de polygynie. En Afrique subsaharienne, la polygynie est en fait un processus d’appariement séquentiel, avec en moyenne 10 ans entre l’arrivée de la première et de la seconde épouse. A chaque période, la partie demande de ce marché a deux composantes indépendantes : une demande de première/unique épouses de la part des jeunes célibataires, et une demande de secondes épouses de la part des hommes plus âgés. Un modèle simple d’offre et de demande montre que la sensibilité relative de ces deux composantes aux changements de revenu et du montant de la dot déterminera la façon dont les chocs globaux affecteront leurs parts de marché respectives, et donc les résultats matrimoniaux des femmes.
Les précipitations et les fluctuations des prix alimentaires mondiaux comme source de chocs économique exogènes
Dans ce papier, une année de sècheresse est définie comme une année civile ayant connu des niveaux de précipitations inférieures au 15e percentile de la distribution des précipitations à long terme d’une zone donnée. Cette mesure est un bon indicateur des chocs économiques négatifs (Corno et al. 2020, Burke et al. 2015). Le moment des sécheresses étant aléatoire, différentes cohortes d’enfants y seront exposées de manière exogène, ou non, à un âge donné.
La deuxième source de variation des revenus est due aux fluctuations des prix internationaux des cultures. Ces fluctuations sont exogènes aux économies locales, étant donné que l’ensemble du continent représente moins de 6 % de la production mondiale. On peut s’attendre à ce qu’une flambée des prix augmente considérablement le revenu des producteurs agricoles et réduise en même temps le revenu réel des consommateurs. A la suite de McGuirk et Burke (2020), je sépare ces effets sur les producteurs et les consommateurs au sein des pays en utilisant des données spatiales détaillées sur les lieux de culture et de consommation de chaque culture.
Les effets des sécheresses sur l’écart d’âge entre mari et épouse et sur le rang des conjointes
Dans les zones de forte polygynie, l’exposition à une sécheresse pendant l’âge le plus propice au mariage (entre 12 et 24 ans) réduit l’écart d’âge entre marie et femme de 1,2 an pour les filles (10% de l’écart d’âge moyen). Cela entraîne également une diminution de 3,9 points de pourcentage de la probabilité de se marier en tant qu’épouse cadette dans ces zones. En revanche, il n’y a pas de lien statistiquement significatif entre les chocs pluviométriques et l’écart d’âge entre mari et femme ou le rang des épouses dans les zones de polygynie faible et moyenne (figure 2). Les contrôles de robustesse montrent également que cette hétérogénéité n’est pas due à d’autres facteurs culturels importants qui peuvent être corrélés aux normes de polygynie, tels que la patrilinéarité, le rôle traditionnel des femmes dans l’agriculture ou la pratique de l’Islam.
Figure 2 : impact des sécheresses sur l’écart d’âge entre le mari et la femme et sur le rang des épouses.
Note : le graphique montre l’impact estimé des sécheresses sur l’écart d’âge entre le mari et la femme (axe des ordonnées de gauche) et le rang des épouses (axe des ordonnées de droite), ainsi que les intervalles de confiance à 95% (pointes plafonnées). Les coefficients estimés pour les zones de polygynie faible et élevée sont statistiquement différents les uns des autres à un niveau de signification de 5% pour les deux variables dépendantes.
Ces résultats sont en cohérence avec l’idée que les chocs négatifs globaux augmentent les parts de marché des jeunes célibataires qui cherchent une première épouse au détriment des hommes plus âgés qui cherchent une seconde épouse. Cela s’exprime par le fait que nous nous trouvons dans un contexte où la polygynie est courante même chez les hommes relativement pauvre (et pas seulement chez une élite aisée), de sorte que la demande de secondes épouses est plus sensible aux variations de revenu et du montant de la dot que la demande de premières épouses ou épouses uniques.
Effets des sécheresses sur le moment du mariage, le mariage d’enfant et le début de la fécondité
Cette étude montre également que les sécheresses augmentent le nombre de mariages d’enfants dans les zones monogames, mais que cet effet diminue au fur et à mesure que l’on se déplace vers des zones où les taux de polygynie sont plus élevés, jusqu’à disparaître complètement. Intuitivement, les chocs négatifs augmentent les mariages d’enfants dans les zones monogames parce que l’offre de mariées est plus sensible à la baisse de revenue et du montant de la dot que la demande des mariées, comme le montrent Corno et al. (2020). En présence de polygynie, le fait qu’il existe une deuxième composante (la demande de secondes épouses) qui est plus sensible aux changements de revenus et du montant de la dot explique pourquoi les sécheresses auront un effet plus faible.
L’impact estimé des sécheresses sur le risque annuel de mariage entre 12 et 24 ans passe de 0,64 point de pourcentage pour les zones à faible polygynie à 0,38 point de pourcentage pour celles à polygynie moyenne. En revanche, il n’y a pas de lien détectable entre les sécheresses et le moment du mariage dans les zones à forte polygynie.
Cette hétérogénéité dans la relation entre les sécheresses et le moment du mariage n'est présente que dans les groupes ethniques ayant des coutumes de paiement de la dot figure 3). Il n'y a pas d'association statistiquement significative entre les chocs pluviométriques défavorables et le moment du mariage pour les femmes des groupes ethniques qui n'ont pas cette coutume. Ce schéma apparaît également lorsque je considère les unions avant l'âge de 18 ans (mariage précoce) ou le début de la fécondité avant l'âge de 18 ans (fécondité précoce) comme des variables à expliquer.
Figure 3 : Effet des sécheresses sur le moment du mariage et le mariage des enfants
Note : Le graphique montre l'impact estimé des sécheresses sur le moment des mariages, ainsi que les intervalles de confiance à 95% (pics plafonnés). Les coefficients estimés pour les zones à faible et forte polygynie sont statistiquement différents les uns des autres à un niveau de signification de 5% pour les deux échantillons de groupes ethniques qui pratiquent le paiement des dots.
Effet des chocs des prix alimentaires sur le moment du mariage et la fécondité
L’analyse de l’impact des fluctuations des prix alimentaires mondiaux confirment que les ménages réagissent de manière symétrique aux chocs positifs et négatifs. Une hausse du prix international des récoltes diminue le risque de mariage des enfants dans les zones productrices de grains et l'augmente dans les zones qui en consomment. Le même schéma est observé lorsque l'on s'intéresse au moment de l'apparition de la fécondité.
Points clés à retenir
Ces résultats suggèrent que les politiques qui génèrent des revenus globaux exceptionnels peuvent réduire le mariage des enfants dans les zones monogames, mais elles peuvent entraîner des conséquences négatives involontaires sur les résultats matrimoniaux dans les zones polygames en finançant plus de secondes unions, sans nécessairement diminuer le mariage des enfants. Par conséquent, ces types de politiques nécessiteraient des mesures d'accompagnement supplémentaires dans ces localités polygames.
Mes résultats suggèrent également qu'en dépit de leur nature néfaste, les chocs défavorables peuvent aussi avoir des effets partiellement positifs sur le bien-être dans les zones polygames , en raison de la réaffectation des mariées des hommes plus âgés aux plus jeunes. Toutes choses égales par ailleurs, cela peut conduire à de meilleurs résultats matrimoniaux pour les jeunes filles, mais aussi améliorer la productivité des jeunes hommes non mariés (Edlund et Lagerlöf 2012, Cameron et al. 2019), tout en réduisant la criminalité et la violence (Rexer 2022, Koos et Neupert-Wentz 2020).
Article traduit de l'anglais, initiallement publié sur on VoxDev.
Photo de Ninno JackJr sur Unsplash
References
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