Des concessions pour l’hydroélectricité

5 Mai 2021 Energy

Les centrales hydroélectriques installées sur le territoire français dont le contrat de concession est arrivé à échéance sont convoitées par les concurrents actuels ou potentiels d’EDF et de la SHEM. Si une mise en concurrence est conforme à la doctrine de la Commission européenne, elle n’a pas que des vertus car elle concerne la gestion d’un bien commun : l’eau.

 

Concessions échues

Voici plus de dix ans que la Commission européenne a demandé au gouvernement français d’ouvrir à la concurrence les concessions hydroélectriques quand leur contrat est échu. Au 31 décembre 2020, cela concernait 30 concessions pour une puissance totale de 2890 MW. S’y ajouteront les 170 MW de 9 concessions au cours de l’année 2021, et le stock de contrats échus devrait atteindre le chiffre de 150 unités (sur un total de 400) en 2023. Pourquoi un tel retard ? Parce que là où la Commission européenne voit essentiellement un outil de production d’électricité en concurrence avec les unités de production thermiques, nucléaires, éoliennes et solaires, le personnel politique français, notamment celui des collectivités locales, rappelle que l’eau est une ressource rare qui, après turbinage, sera aussi utilisé pour l’agriculture, le soutien d’étiage, les usages récréatifs et tous les besoins ménagers et industriels. Compte tenu de ces usages ultérieurs de l’eau, certains refusent l’idée même de mise en concurrence des centrales qui contrôlent les lâchers d’eau le plus en amont et demandent que les opérateurs historiques soient reconduits dans leurs missions. D’autres sont prêts à s’en accommoder à condition que les opérateurs historiques soient autorisés à participer au processus d’attribution des contrats. Dans les deux cas, on est loin du point de vue de la Commission européenne qui considère que la position dominante d’EDF sur le marché français n’est pas compatible avec le libre jeu de la concurrence. De loi en loi, le problème est évoqué mais reste non résolu. Le rapport de la Cour des Comptes pour l’année 2020 donne l’historique du contentieux entre la France et la Commission européenne.

 

Efficiences interne et externe

Quelle que soit l’organisation du secteur, les usages de l’eau autres que la production d’électricité peuvent faire l’objet d’obligations réglementaires ou d’échanges marchands (voir le billet Wat€r Mu$ic). Dans ce qui suit, nous nous en tenons à la question des avantages et inconvénients de la mise en concurrence des centrales hydroélectriques d’un point de vue purement économique. La spécificité de cette activité réside dans son facteur de production principal, l’eau, qui combiné à la gravité, génère l’énergie nécessaire à la production d’électricité. On n’achète pas de l’eau comme du gaz, du charbon ou du pétrole. Les droits de propriété sur la ressource ne sont pas toujours bien définis. Et même lorsqu’ils le sont, à cause de coûts de transport prohibitifs, les transactions sur les marchés de l’eau sont contraintes par la structure hydrographique des bassins versants.     

Pour réaliser un profit, les entreprises produisent tant que le coût est inférieur au prix auquel elles peuvent vendre. Mais pour toutes les activités de déstockage (nous laissons ici de côté les stations de pompage) la difficulté réside dans l’estimation du coût. Le coût d’un lâcher d’eau aujourd’hui est le gain que cette eau ne pourra pas procurer demain, donc le prix du MWh de demain. Or ce prix dépend de ce que feront les autres producteurs, donc entre autres choses, de la hauteur du stock d’eau dans leurs barrages respectifs. Si deux barrages sont exploités par des entités indépendantes, elles n’ont aucune incitation à internaliser les effets négatifs de leur gestion sur les résultats de l’autre. Ce défaut de coordination crée une inefficience interne qui disparait dès lors que les deux barrages sont placés sous le contrôle du même opérateur. Mais, comme le montre un article de 2004, les gains d’un regroupement des centres de gestion doivent être mis en regard du pouvoir de marché d’un opérateur unique, donc la perte en efficience externe. On voit qu’il n’y a pas un avantage clair en faveur d’une concurrence entre barrages plutôt que leur regroupement. En revanche, si l’exploitant unique est une entreprise publique gérée dans le souci de l’intérêt collectif et non un exploitant cherchant à extraire le profit maximum, ce sont évidemment les gains de coordination qui prévalent.

 

Barrages en cascade

Mais les difficultés ne s’arrêtent pas là. On peut observer dans certains pays des barrages qui produisent de l’électricité le long de la même rivière. Il en résulte que les réservoirs de l’aval dépendent pour leur remplissage des lâchers d’eau réalisés par les exploitants de l’amont. Cette configuration confère aux centrales de l’amont un pouvoir de marché particulier. Dans le jargon de la théorie des jeux, on dit qu’ils sont leaders de Stackelberg. Mais leur situation est singulière puisque chaque fois qu’ils turbinent de l’eau pour produire de l’électricité, ils fournissent aux centrales de l’aval la possibilité de les concurrencer lors des marchés ultérieurs, ce qui peut être un avantage important en période de sécheresse. Ils ont donc une double incitation à réduire leur production en deçà des volumes optimaux : faire monter le prix de l’énergie aujourd’hui et ne pas augmenter les ressources de leurs concurrents de l’aval pour les marchés des jours suivants. Pour réduire les risques d’opportunisme découlant de cette configuration, ces barrages ne sont généralement pas exploités par des opérateurs indépendants les uns des autres (sauf évidemment s’ils sont situés dans des pays différents). Au Brésil les centrales du Rio Grande et du Parana font l’objet d’un dispatching centralisé, au Québec tous les barrages de la Grande Rivière sont propriété publique, en Nouvelle Zélande l’ensemble des centrales situées sur un même cours d’eau ont le même propriétaire (source).

Pour revenir au cas français, le problème se complique du fait que si les barrages en cascade n’ont pas été construits en même temps, leurs contrats de concession n’ont pas la même échéance. Mettre l’attribution de ces contrats en concurrence au fur et à mesure de leur échéance ferait donc courir le risque de voir les concessions situées sur le même cours d’eau attribuées à des exploitants différents. La solution choisie est celle des « barycentres » : on détermine une date commune d'échéance « calculée de telle sorte que la somme des flux de trésorerie disponibles futurs estimés des concessions, actualisés et calculés sur l'ensemble des concessions regroupées, ne soit pas modifiée par leur regroupement » (code de l’énergie, article L. 521-16). Cette méthode permet de retarder les premières échéances. Ainsi, pour la concession de l'aménagement de la Dordogne (exploitée par la SHEM) dont le premier équipement date de 1921 et le plus récent de 1988, la nouvelle date d’échéance est le 31 décembre 2048 (Décret n° 2019-212 du 20 mars 2019). Mais il y a une condition : si, au 31 décembre 2024, certains travaux n’ont pas été engagés (le total fixé est de l’ordre de 50 millions d’euros pour la Dordogne), la nouvelle date commune sera avancée en proportion des travaux non réalisés. La formule exacte est donnée dans l’article 2 du décret. En l’absence de toute dépense d’équipement, l’échéance est ramenée au 31 décembre 2035. Si concurrence il y a, elle ne sera donc pas entre les barrages situés sur le même cours d’eau. Mais on voit l’inconvénient de la méthode. L’entreprise qui remportera ce genre de lot bénéficiera d’un pouvoir de marché équivalent à celui que réaliseraient des entreprises indépendantes formant une entente. On retrouve donc le même arbitrage que celui des barrages situés sur des rivières distinctes.

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La promotion systématique de la concurrence qui fut le maître-mot de la politique européenne se heurte maintenant aux préoccupations environnementales. Les marchés et la protection de l’environnement ne sont pas incompatibles à condition de renforcer les missions des agences de régulation, en particulier les Agences de l’eau. Le bras de fer qui oppose les autorités françaises et les autorités communautaires au sujet des centrales hydroélectriques n’est que l’un des avatars de ce conflit de priorités. Cependant les défaillances des marchés vont au-delà des considérations environnementales. Sur le plan strictement économique, la concurrence ne permet pas une coordination optimale de la gestion des réservoirs. Le contrôle de l’eau donne de fait un pouvoir aux énergéticiens qui peuvent l’utiliser pour extraire plus de profit au détriment des consommateurs. Evaluer les avantages et inconvénients de la concurrence quand il s’agit de gérer des réservoirs d’altitude présente plus de difficultés que quand la concurrence passait par l’entrée de centrales thermiques à cycle combiné. In fine, l’arbitrage sera évidemment politique.