Toutes les industries bénéficient d'effets d'apprentissage. Ils permettent de réduire les coûts de production et d'augmenter la qualité des produits par l'acquisition d'expérience, une meilleure organisation des tâches et le partage des savoir-faire. Dans le secteur des panneaux solaires photovoltaïques, en une dizaine d'année les effets d'apprentissage ont provoqué une chute spectaculaire du coût des cellules. Mais ils ont aussi induit un transfert de l'essentiel de l'activité de fabrication vers les pays asiatiques.
Les effets d'apprentissage sont partout
Les industriels savent qu'ils peuvent compter sur un développement de leurs débouchés pour déclencher des économies d'échelle, alimentant en retour une demande accrue dans un cercle vertueux provoqué par la baisse des coûts et l'amélioration de la qualité.[1] L'exemple emblématique en est la loi de Moore pour les microprocesseurs. Pour les modules photovoltaïques, on peut voir dans le graphique ci-joint l'évolution du coût moyen de fabrication en fonction de la production mondiale cumulée. Le taux d'apprentissage moyen (Learning Rate, LR) est de 22,5% sur une quarantaine d'années, ce qui signifie que le coût de production chute en moyenne de plus de 20% à chaque doublement de la production mondiale.
source: International Technology Roadmap for Photovoltaic Results 2017
http://www.itrpv.net/Reports/Downloads/
Devant une telle mécanique bénéfique pour la collectivité, les pouvoirs publics résistent mal à la tentation de l'intervention qui amorcera la pompe, soit en impulsant la baisse des coûts par des aides à la Recherche-Développement, soit en soutenant la demande pour les produits concernés.
Les énergies renouvelables, la loi et le marché
Par la loi POPE (2005) d'abord, puis la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte (LTECV, 2015), la France a fixé un objectif élevé de pénétration des énergies renouvelables : en 2030, 32% de la consommation finale brute d’énergie, 40% dans la seule production d’électricité. Pour y parvenir, les pouvoirs publics ont choisi l'option des tarifs d'achat d'électricité et des compléments de rémunération. Il s'agit de permettre aux propriétaires d'installations photovoltaïques de vendre leur électricité à un prix avantageux, ce qui incite les agriculteurs, entreprises et ménages à installer des panneaux photovoltaïques sur leur toit ou sur des terrains qu'ils contrôlent. En gonflant la demande d'installations PV, on pousse les industriels à accroître leur production de panneaux dans les usines existantes et à investir dans de nouvelles, ce qui déclenche le processus vertueux évoqué précédemment.
Dès lors que l'objectif est d'augmenter la production d'électricité à partir d'énergies renouvelables (tout le monde semble avoir oublié que le vrai objectif est de diminuer les émissions de gaz à effets de serre), on peut dire que l'opération est un grand succès. Mais derrière ce succès, il y deux gros points noirs.
L'un est son coût. D'après la Cour des Comptes, les soutiens octroyés par l’État se sont avérés disproportionnés par rapport à la contribution aux objectifs de développement du photovoltaïque. Les garanties accordées avant 2011 représenteront 2 milliards d'euros par an jusqu’en 2030 pour un volume de production équivalent à 0,7 % du mix électrique. [2] Le second point noir est la restructuration industrielle provoquée par l'enchaînement des baisses de coût liées à l'augmentation de la production.
Le toboggan infernal
Puisque plus on produit plus on fait baisser les coûts futurs, dans les secteurs où prévalent les effets d'apprentissage la concurrence est féroce. L'idéal est d'écraser les concurrents pour devenir un monopole. Si besoin est, on vendra à perte pour gagner des parts de marché et récupérer plus tard les pertes de la politique de dumping d'aujourd'hui. Du point de vue collectif, qu'importe le gagnant de cette course effrénée puisque le résultat en est une chute des coûts, donc une baisse des prix, donc plus d'installations de panneaux PV en conformité avec les objectifs de la politique verte. Mais il s'avère que les perdants de la course sont les industriels européens (et américains), et donc que les fermetures d'usine provoquent des plans sociaux dans les économies occidentales. Aujourd'hui les industriels asiatiques représentent 90 % du marché mondial des modules photovoltaïques. Dans l'UE il n'y a plus que l’Allemagne et la France à disposer d’industriels ensembliers, et ils sont pour la plupart en difficulté.[3] Rappelons la disparition en 2012 de l'entreprise allemande Q-Cells, autrefois numéro un mondial des cellules et, la même année, la demande du gouvernement français à EDF de sauver le pionnier Photowatt.
Devant l'hécatombe, en juin 2013 la Commission européenne instaurait des mesures protectionnistes contre le solaire chinois, officiellement pour lutter contre les subventions de Pékin aux exportations de panneaux solaires et contre le dumping des fabricants chinois.[4] Suite à une procédure de réexamen, ces taxes se sont éteintes le 3 septembre 2018.[5] La disparition des mesures antidumping devrait faire l'affaire des installateurs[6] qui bénéficieront d'une relance de la demande dès lors que le prix des équipements à installer va baisser. La situation est identique aux USA où les installateurs demandent à l'administration Trump de supprimer les taxes sur les importations (The Economist, 8 octobre 2017).
Sur le plan de l'emploi, il faut bien reconnaître que les installateurs ont de bons arguments à faire valoir. Par ailleurs, l'installation et l'entretien sont des activités locales avec des contraintes de déplacement qui restreignent la concurrence. Donc le partage des tâches "producteurs asiatiques – installateurs européens" peut satisfaire le plus grand nombre de décideurs, en particulier les autorités publiques locales qui y voient un élément de dynamique économique dans les campagnes.
Tarifs d'achat et effets d'apprentissage
La politique de subventions à la demande de panneaux PV via les tarifs d'achat et le déclenchement des effets d'apprentissage qu'elle a provoqué se sont donc accompagnés de fermetures d'usines dans la zone européenne. Il n'est cependant pas certain qu'il y ait une relation de causalité entre subventions et fermetures. En effet, si plusieurs entreprises voient leurs coûts baisser mais sans que ces coûts s'éloignent trop les uns des autres, elles peuvent rester actives sur le marché. Pour qu'il n'y ait aucune exclusion, il faut quand même que soient remplies certaines conditions. D'abord les entreprises ne doivent pas être en surcapacité, car en surcapacité sur le marché d'un bien homogène la seule arme est le prix (concurrence à la Bertrand) et la guerre commerciale fait chuter le prix au niveau du coût des entreprises les moins profitables. Si elles disposent des capacités de production suffisantes, les plus performantes éliminent les autres. C'est le cas actuellement : il y a surcapacité à l'échelle mondiale et seules les barrières tarifaires au commerce freinent l'éviction des plus petits producteurs par les géants asiatiques.
Si au contraire les capacités de production sont pleinement utilisées, l'arme commerciale est le volume livré au marché (concurrence à la Cournot) et des entreprises hétérogènes peuvent coexister, avec des marges bénéficiaires différentes puisque le prix est uniforme et les coûts différents. Cependant, même dans cette configuration, si certains producteurs n'arrivent pas à faire baisser leur coût en deçà du prix de l'équilibre d'oligopole, leurs pertes d'exploitation les condamnent à cesser leur activité.[7]
Le potentiel de faillite de certaines entreprises par le jeu des effets d'apprentissage est indéniable. Ce qui l'est moins, c'est le rôle joué dans ce processus par les tarifs d'achat, c’est-à-dire des subventions venant stimuler la demande de panneaux. En effet, le premier effet des subventions est d'accroitre la disposition à payer des acheteurs, donc potentiellement à maintenir en activité les petits compétiteurs. Mais, une fois la mécanique enclenchée, le résultat final dépend des coûts de production initiaux, de la vitesse d'apprentissage, des effets de débordement (copie et imitation), des taux d'intérêt, et même de la courbure de la fonction liant le prix à la quantité demandée. Et puis, il y a les nouvelles interventions publiques qui peuvent se révéler désastreuses. En particulier, si les gouvernements qui réalisent avoir été trop généreux décident d'abaisser les tarifs d'achat, la demande de panneaux baisse et on se retrouve dans la situation d'excédent de capacité expliquée précédemment. C'est ce qui se produit actuellement en Chine même, où le gouvernement a décidé, sans préavis, une réduction drastique des tarifs d'achat réglementés pour les nouvelles installations et de ne plus accorder d'autorisations de mise en service jusqu'à la fin de l'année. (Les Echos, 3juillet 2018).
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Comme l'écrit la Cour des Comptes (mars 2018), "… faute d’avoir établi une stratégie claire et des dispositifs de soutien stables et cohérents, le tissu industriel français a peu profité du développement des EnR." Il est probable que les gouvernements qui ont tablé sur les tarifs d'achat espéraient l'éclosion de champions nationaux, ou du moins européens. Ils ont oublié que dans un marché mondialisé les acheteurs se fournissent là où c'est le moins cher. Plutôt que des tarifs d'achat, le recours à des financements de programmes de R&D aurait demandé plus de temps pour atteindre les objectifs fixés, mais il aurait pu être ciblé sur les entreprises européennes. Il est rare qu'un instrument unique de politique économique permette d'atteindre plusieurs objectifs. Les tarifs d'achat se sont révélés être un bon outil de politique environnementale (si on met sous le tapis la lutte contre les émissions de CO2) mais un mauvais instrument de politique industrielle.
[1] T. P. Wright (1936). "Factors affecting the costs of airplanes". Journal of the Aeronautical Sciences. 3: 122–128, http://www.uvm.edu/pdodds/research/papers/others/1936/wright1936a.pdf
[2] Cour des Comptes, "Le Soutien aux énergies renouvelables", Communication à la commission des finances du Sénat, Mars 2018; https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/2018-04/20180418-rapport-soutien-energies-renouvelables.pdf.
[3] Voir http://www.energies-renouvelables.org/observ-er/html/energie_renouvelable_france/Barometre-2017-ENR-elec-France.pdf pages 30-32.
[5] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:52018XC0903(02)&from=FR, https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:52018XC0903(01)&from=FR
[6] D'après l'Ademe, les entreprises françaises positionnées sur les segments autres que les cellules et modules des installations solaires ont de bons résultats en matière d’intégration et de gestion des systèmes. Sur l’ensemble de la chaîne, la valeur ajoutée française des installations photovoltaïques est estimée à 44%. Source: ADEME « Filière photovoltaïque française : bilan, perspectives et stratégie », décembre 2015.
[7] Pour une analyse micro-économique de ce cas, voir C. Bobtcheff, C. Crampes et Y. Lefouili, "Chocs de demande, effets d'apprentissage et exclusion", à paraitre dans Revue Economique.