L’eau est une ressource qui se raréfie. Ménages, industriels et agriculteurs continuent pourtant de surconsommer. Jean Tirole, prix Nobel d’économie 2014, encourage la tarification pour contraindre la population à modérer son usage en eau.
Source de vie, l'eau figure parmi les biens les plus inestimables et essentiels de notre planète. Doit-on en conclure qu'elle est un "bien commun de l'humanité"? Les biens communs n'émanent point d'une création humaine. Ils sont inhérents au patrimoine universel.
Ils engendrent une rivalité d'usage lorsque leur disponibilité se réduit. Cette rareté se manifeste de manière prépondérante lorsque ledit bien répond à des nécessités vitales, telles que l'alimentation et l'hygiène en ce qui concerne l'eau douce.
Par conséquent, nous pouvons définir un bien commun comme un bien rare qui comble un besoin vital. Or la gratuité ou quasi-gratuité d'une ressource rare encourage la surconsommation: il s'agit du problème du passager clandestin, ou encore de la tragédie des biens communs. Personne ne possède de droits de propriété sur cette ressource, donc tout le monde la réclame.
Des cultures moins consommatrices
Malheureusement, confrontés au défi de la rareté, nos pratiques relatives à l'eau se révèlent fréquemment défaillantes. D'une part, l'orientation court-termiste liée au cycle électoral réduit les investissements publics indispensables, contribuant ainsi à aggraver la pénurie.
En France, les collectivités territoriales et l'Etat investissent peu dans l'entretien des infrastructures. Les pertes cumulées au sein des services d'approvisionnement en eau potable s'élèvent à environ 30%, avec des disparités marquées d'un service à l'autre. La France est également en retard en ce qui concerne la réutilisation des eaux usées traitées. D'autre part, les exemples de surconsommation d'eau par les ménages et le secteur privé, résultant d'une tarification insuffisante de cette ressource, sont légion.
Ceci n'est pas nouveau. Avant la généralisation des compteurs individuels, nous étions tous familiers avec la déresponsabilisation des citadins, dont la consommation d'eau était mutualisée au sein de la copropriété générale.
Aujourd'hui, la déresponsabilisation concerne principalement les plus gros consommateurs d'eau, à savoir les agriculteurs. Tout d'abord, ils ont parfois la possibilité de prélever directement dans les nappes phréatiques, les cours d'eau ou les retenues, ce qui revient à privatiser le bien commun sans contrepartie pour la collectivité. Les opposants les plus éclairés aux mégabassines pointent du doigt l'appropriation de cette ressource rare par certains exploitants, parfois assortie de subventions.
En outre, la sous-tarification, voire l'absence totale de tarification de la ressource, fait que les agriculteurs n'ont que peu d'incitations à se tourner vers des cultures moins consommatrices en eau ou à optimiser leur utilisation de celle-ci.
La tarification encouragerait l'innovation
Pourquoi éprouvons-nous tant de difficultés à inciter les acteurs à davantage de responsabilité? Malgré une prise de conscience collective quant à la nécessité de l'agroécologie, les politiques publiques relatives à l'eau, comme celles visant à lutter contre le réchauffement climatique, se heurtent à des problèmes de perception et d'acceptation. Une grande partie de nos concitoyens s'oppose à la tarification de l'eau en fonction de sa rareté.
Cette politique est souvent perçue comme "punitive", pour reprendre une formule très en vogue en matière de fiscalité écologique. Etrangement, les subventions trouvent davantage de faveurs, bien que, en fin de compte, une subvention équivaut à une taxe, car elle nécessite un financement (lui plus ou moins transparent).
Pourtant, une telle tarification, accompagnée de mesures sociales visant à garantir que les plus démunis aient accès à l'eau pour leurs besoins essentiels, contraindrait les acteurs à modérer leur usage. Elle guiderait aussi leurs investissements, à la fois en termes d'emplacement (où construire de nouvelles mégafactories de batteries pour voitures électriques ou des usines de processeurs, deux activités industrielles très consommatrices en eau?) et en termes de nature (dans quelles cultures et élevages devons-nous investir en fonction de la région? Faut-il réorienter une communauté vers le tourisme?).
Enfin, associée à une politique industrielle bien pensée, la tarification encouragerait l'innovation: fermes verticales, dessalement, recyclage et potabilisation des eaux usées, agriculture de précision, développement de variétés résistantes à la sécheresse, etc.
Il ne faut pas oublier que le mécanisme de prix sur un marché est précisément conçu pour gérer la rareté. Ne laissons pas le manque de courage politique aggraver une pénurie qui pourrait être évitée.
Extraits du discours de Jean Tirole, délégué de l'Académie des sciences morales et politiques, à la Séance solennelle de rentrée des cinq académies, le 24 octobre 2023.
Article paru dans Challenges le 21 novembre 2023
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