Dans les systèmes électriques, qu'ils soient intégrés ou ouverts à la concurrence, les énergies solaire et éolienne sont dispatchées avant les énergies conventionnelles en raison de leur faible coût de production. Il en résulte un changement des prix de gros de l'électricité qui tend à modifier la composition de l'ensemble du bouquet électrique.
C'est le bouquet !
Le bouquet électrique est constitué par l'empilement des centrales utilisant des technologies variées pour transformer les énergies primaires en énergie électrique. A chaque instant ne sont utilisées que les centrales dont le coût d'exploitation est inférieur à la disposition à payer des consommateurs, donc au prix quand il y a un marché concurrentiel. Les autres restent en attente d'une éventuelle hausse de la demande (ou de la défaillance d'une des centrales actives). L'ordre de priorité est donc donné par le seul coût d'exploitation, c'est à dire essentiellement la somme du coût de l'énergie primaire (charbon, gaz naturel, fioul, combustible nucléaire) et du prix des droits d'émission de gaz à effets de serre. Mais pour qu'une centrale soit candidate à la production, il faut aussi que ses gains espérés couvrent l'ensemble de ses coûts. Il faut donc, au minimum, que l'écart entre le prix du marché et le coût d'exploitation permette de payer les coûts de la capacité installée. Sinon, la centrale n’est plus rentable. Elle sort du bouquet. Une centrale installée peut être poussée dehors à cause de l'augmentation de ses coûts (par exemple une forte hausse des prix des droits d'émission) ou/et une baisse des prix de l'électricité telle que celle provoquée par de gros volumes d'énergie électrique venant des sources renouvelables. Mais que se passe-t-il aux heures où le vent fléchit et le soleil disparait?
Le retour du canard
Pour comprendre comment la production d’électricité issue des panneaux photovoltaïque (PV) affecte la production des centrales conventionnelles, faisons appel au canard californien dont nous avons déjà croisé le vol lors d’un précédent billet, ici.
source: https://www.caiso.com/Documents/FlexibleResourcesHelpRenewables_FastFacts.pdf
Sa forme représente l'évolution de la consommation d’électricité nette des apports d’énergie solaire lors d’une journée typique en Californie. Le palmipède illustre les deux effets du développement de l'énergie photovoltaïque sur la production des énergies traditionnelles: i) le ventre du canard montre que chaque jour les centrales conventionnelles doivent s'effacer au fur et à mesure de la montée du soleil vers le zénith, puis progressivement augmenter leur production pour compenser la descente de l'astre et finalement son coucher; ii) le cou du canard est là pour nous rappeler que si la pointe de consommation est en fin de journée, elle coïncide avec la perte de puissance des panneaux PV; il faut donc que la compensation par les sources de production conventionnelles se fasse sur un intervalle de temps très court, ce qui exige une grande flexibilité des centrales de remplacement. Le développement du solaire PV doublée d’une hausse de la demande d’électricité modifie la forme du canard : au cours des ans, son ventre s’arrondit et son cou s’allonge. On subodore donc que les conséquences ne seront pas les mêmes pour toutes les technologies.
Amplitude des prix horaires
Comment un canard plus ventru et dont le cou s'étire affecte-t-il les prix de l’électricité? En moyenne, lorsque la production des énergies renouvelables est substantielle, en particulier l'énergie solaire PV, on assiste à une baisse des prix moyens. Mais cette baisse moyenne cache un effet quotidien plus complexe. J. Busnell et K. Novan[1] ont mis en évidence pour la Californie entre 2012 et 2016 une forte baisse en milieu de journée précédée et suivie par une hausse aux heures sans soleil, mouvements imputables aux forts investissements réalisés dans les grandes installations PV qui vendent leur production directement sur les marchés de gros.[2]
Prix moyen (en $/MWh) sur les marchés horaires du lendemain en Californie. (source Busnell et Novan, 2018)
Quel effet sur le bouquet énergétique?
L'effet de la baisse des prix diurnes sur la rentabilité des centrales dépend de leur durée d'utilisation et de leur capacité à moduler leur production. Les centrales dites "de base" sont caractérisées par des coûts fixes très élevés et des coûts d'exploitation faibles. Elles produisent de façon quasi ininterrompue le long des 8760 heures de l'année, excepté pendant les périodes de maintenance. C'est le cas en France des centrales nucléaires. En Californie, outre le nucléaire et l'hydraulique, ce sont les centrales au gaz à cycle combiné (CCGT)[3] qui fournissent la production de base et de semi base. Quand il est nécessaire d'apporter de l'énergie sur des périodes courtes, on fait appel à des centrales dont le coût d'exploitation est plus élevé mais le coût en capital plus faible. En Californie, il s'agit des turbines à gaz (TG) et de turbines à vapeur (TV). A parc inchangé, l'injection de grosses quantités d'électricité PV pendant la journée devrait donc avoir pour effet de faire baisser la production des CCGT et de laisser inchangée celle des TG et TV. Mais c'est là qu'intervient le cou du canard: pour répondre à une demande croissante aux heures de réduction puis disparition de la production PV, il faut soit être très flexible, c’est-à-dire pouvoir monter en puissance très rapidement, soit être déjà actif aux heures creuses. Or, les CCGT sont chassées du dispatching diurne par le photovoltaïque et n'ont pas la flexibilité requise pour le remplacer rapidement en fin de journée. Les centrales à cycle combinées se voient donc aussi remplacées en fin de journée, cette fois par les turbines à gaz et les turbines à vapeur, plus flexibles mais aussi plus émettrices de CO2 et au coût d'exploitation plus élevé. Comme ce sont les unités de production marginales qui déterminent le prix du marché, les prix en soirée augmentent. En résumé, le développement de centrales solaires photovoltaïques a deux effets sur le bouquet énergétique : un effet positif, la réduction de la production diurne coûteuse et polluante des CCGT et un effet négatif, l'augmentation de la production nocturne encore plus coûteuse et plus polluante des turbines à vapeur et des turbines à gaz.
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En raison de leur intermittence, les énergies éolienne et solaire sont à la fois des substituts et des compléments des énergies conventionnelles pour produire de l'électricité.[4] Elles leur font concurrence aux heures d'ensoleillement et quand le vent souffle. A ces périodes, les renouvelables ont un avantage structurel qui leur assure le premier rôle dans l'ordre de priorité. Mais quand le soleil et le vent font défaut, les énergies conventionnelles doivent les remplacer. Il faut pour cela des technologies flexibles et dont la rentabilité peut être assurée par un fonctionnement sur une fraction seulement de l'année. Il faut alors soit accepter que les prix de gros s’envolent lorsque ces centrales prennent le relais des renouvelables, soit rémunérer directement leur capacité de production. La transition énergétique ne fait donc que commencer. La pénétration d’énergies renouvelables intermittentes subventionnées nous oblige à repenser la rémunération des énergies conventionnelles pour qu'elles assurent l'offre complémentaire d'électricité. Jusqu'au jour où, peut-être, les systèmes de stockage permettront de satisfaire la demande en soirée avec de la production renouvelable diurne. Autrement dit, prendre du gras sur le ventre du canard pour lui tordre le cou !
[1] J. Bushnell and K. Novan "Setting with the sun: the impacts of renewable energy on wholesale power markets", August 2018, Energy Institute at Haas, https://ei.haas.berkeley.edu/research/papers/WP292.pdf
[2] Entre 2012 et 2016, la production électrique solaire moyenne entre midi et 13h est passée de 640MWh à plus de 6400 MWh.
[3] Les CCGT ou TGV (Turbine Gaz-Vapeur) sont des centrales thermiques dans lesquelles une première turbine est actionnée par les gaz issus de la combustion de gaz à haute température, puis une seconde turbine est actionnée par la vapeur générée à partir de la chaleur des gaz de combustion.
[4] On trouvera une analyse économique formalisée dans S. Ambec et C. Crampes (2017) "Decarbonizing electricity generation with intermittent sources of energy", TSE Working Paper, n° 15-603, https://www.tse-fr.eu/sites/default/files/TSE/documents/doc/wp/2015/wp_tse_603.pdf