Avec le contrôle de l'allocation des capitaux, les marchés financiers ont toutes les cartes en main pour relever les grands défis de notre époque, tels que la lutte contre la pauvreté, le changement climatique et le cancer. Dans son dernier livre, ‘Ethical Asset Valuation and the Good Society’, Christian Gollier, co-fondateur de la TSE montre que ce pouvoir ne peut être utilisé que si nous sommes en mesure de déterminer les prix des actifs financiers compatibles avec l'intérêt public. En particulier, il montre comment l'estimation du risque à long terme et du temps peut guider nos choix pour l'avenir, en s'appuyant sur des principes moraux transparents.
Les marchés financiers sont-ils en mesure de décentraliser une allocation efficace des ressources rares ? Il existe de bonnes raisons de croire que les marchés ne sont pas doués pour obtenir nos valeurs collectives ou pour aligner des intérêts privés sur l'intérêt public. Les problèmes de représentation tels que le risque moral et la sélection adverse entravent l'efficacité du marché, et l'incapacité à effectuer des échanges commerciaux avec les générations futures empêche les marchés de valoriser les actifs et les investissements qui bénéficient aux générations futures, de manière efficace. Mais surtout, les profits des entreprises ne tiennent pas entièrement compte des impacts de la production sur le bien-être collectif. Par exemple, la plupart des émissions de gaz à effet de serre ne sont pas soumises au paiement d'une taxe malgré leur impact destructeur.
Si les marchés sont incapables de regrouper nos valeurs collectives, comment pouvons-nous évaluer les actes privés et publics ? Comment, par exemple, comparer la protection de l'environnement à la protection des emplois, la vie au Bangladesh au pouvoir d'achat en Europe, la sécurité sur le lieu de travail aux profits des entreprises, la réduction des inégalités à la croissance, ou la consommation aujourd'hui et dans 200 ans ? Le débat sur les valeurs sociales doit être à la base de notre démocratie. Si ces valeurs sont incompatibles avec les prix du marché observés, les autorités publiques doivent prendre des mesures correctives.
Le prix du temps
Deux prix sont à l'origine de la plupart des décisions financières : le prix du temps, le taux d'intérêt, et le prix du risque. Le choix du taux d'intérêt détermine si nous en faisons trop ou pas assez pour les générations futures. Un taux d'intérêt trop élevé entrave les investissements dans l'avenir. Un taux d'intérêt trop bas provoque des investissements excessifs, contraignant les gens à trop sacrifier leur bien-être actuel.
Notre degré d'aversion collective pour les inégalités est un facteur déterminant du taux d'intérêt socialement souhaitable. Dans une économie en expansion, l'investissement dans l'avenir augmente les inégalités intergénérationnelles. Le taux d'intérêt choisi doit donc correspondre au taux minimal de retour sur un investissement sûr pour pallier aux inégalités croissantes. Si la consommation occidentale par habitant continue à augmenter de 2 pour cent par an, dans deux siècles, les personnes seront 50 fois plus riches qu'aujourd'hui. Ce contexte justifie un taux d'actualisation élevé de 4 pour cent par an.
Toutefois, une grande incertitude entoure cet avenir lointain. Tout comme les ménages font des sacrifices en économisant davantage lorsque leur avenir devient plus incertain, nous devons faire plus d'efforts collectifs pour améliorer un avenir encore plus incertain. Pour encourager les investissements, nous devons réduire le taux d'actualisation à un peu moins de deux fois le taux de croissance de la consommation pour que des profits sans risque se matérialisent au cours des deux ou trois prochaines décennies. Pour les horizons à plus long terme, une grande incertitude justifie des taux d'actualisation proches de 0 pour cent.
Le prix du risque
De nombreux investissements à long terme augmentent le risque collectif car leurs avantages sont plus importants lorsque la consommation est plus importante. La pénalisation des actions à risque accru réduit donc les investissements ce qui entrave l'innovation et la croissance. Ce compromis a-t-il favorisé la maximisation de la croissance ou la minimisation du risque ?
Il est socialement souhaitable d'ajuster le taux d'actualisation au profil de risque de chaque projet d'investissement en ajoutant une prime de risque spécifique à chaque investissement. Conformément à l'étalonnage du taux d'intérêt, une prime de risque d'environ 1 pour cent doit être appliquée à court terme pour des projets ayant un profil de risque similaire au risque macroéconomique. Mais en raison de la grande incertitude entourant l'avenir lointain, une prime de risque globale de 2,5 pour cent doit être appliquée aux très longues échéances.
Les marchés financiers sanctionnent les sociétés qui augmentent le risque global en augmentant leur coût de capital. Une prime de risque de 1 à 2,5 pour cent est conforme à la prime sur les capitaux propres imposée par les marchés aux sociétés à risque. L'absence d'une pénalisation formelle du risque dans l'évaluation des politiques publiques dans la plupart des pays est bien plus préoccupante.
Analyse coût / bénéfice
De nombreux pays ont fixé des prix implicites pour évaluer les actions des institutions publiques. Ils ont notamment fixé des prix pour les vies humaines, la perte de temps, les biens naturels et le carbone, dans des secteurs aussi variés que l'énergie, le transport, la santé, la science et l'éducation. Ces prix font l'objet de nombreuses discussions entre les experts ; mais ces discussions sont inaccessibles au grand public et c'est inacceptable.
En effet, des décisions collectives doivent être prises en comparant les coûts et les bénéfices, selon un système de valeurs cohérent. Cela inclut une valeur de retardement de la consommation (un taux d'intérêt), une valeur d'acceptation des risques (une prime de risque) et des valeurs pour tous les impacts non monétaires de nos actions.
Outre le fait de nous permettre de prendre des décisions plus éclairées, l'analyse coût / bénéfice est un outil important de lutte contre le populisme. Une absence d'évaluation renforce le sentiment que les politiques sont motivées par une idéologie et non pas par le bien commun. Au contraire, il est possible de renforcer la démocratie en obligeant les politiciens à exposer clairement les valeurs qui sous-tendent leurs décisions.