Jean Tirole, président honoraire de l'Ecole d'Economie de Toulouse (TSE), Prix Nobel d'économie, est le grand vulgarisateur de la notion de "bien commun". Il la détaille longuement, en marge du Sommet pour le "sauver". Pourquoi avoir intitulé le Sommet organisé avec Challenges "Sauver le Bien commun"? Jean Tirole. Le bien commun nous renvoie à la question: "Dans quelle société aimerais-je vivre?". Il nous propose de nous placer derrière ce que plusieurs philosophes ont appelé un "voile d'ignorance", c'est-à-dire de faire abstraction de son identité, sa profession, ses goûts, sa nationalité, sa religion, son genre ou sa génération. L'économie du bien commun est la mise en musique de cette idée.
La très grande majorité des pays a adopté l'économie de marché - même ceux politiquement illibéraux ou dictatoriaux et donc a priori peu enclins à accorder la liberté économique. Le marché stimule l'innovation et la création de valeur et a permis au niveau de vie de l'humanité d'augmenter considérablement ces deux derniers siècles. Et pourtant l'économie de marché n'est pas la panacée Ses défaillances sont nombreuses, notamment del'inégalité des chances à la destruction de notre environnement, des comportements anti-concurrentiels aux atteintes à notre vie privée, des crises économiques aux faillites bancaires. Bien que la plupart de ces défaillances ne soient pas spécifiques à l'économie de marché (pensons aux régimes communistes du XXe siècle), elles sont très graves et il est essentiel d'y remédier. En quoi ces défaillances sont-elles nouvelles ? Le bien commun était en fait déjà menacé avant la dernière décennie car l'Etat, par électoralisme et capture parles lobbies dans les démocraties ou à travers la corruption et l'appropriation des moyens à des fins privées dans les Etats de non-droit, corrige souvent mal les défaillances de marché. Deux cas emblématiques sont les inégalités et l'environnement. Le bien commun a subi de nouveaux assauts avec la montée du populisme, sa démagogie court-termiste et son mépris des experts et des mécanismes économiques élémentaires ; or une mauvaise gestion économique appauvrit les pays et met en danger le financement du système social. La menace sur le bien commun s'est-elle aggravée avec la crise sanitaire ? L'arrivée du Covid a accru les inégalités, entre pays et au sein de notre pays. Au-delà du coût humain considérable qu'ils subissent, les pays en voie de développement sont fortement pénalisés par la fermeture des écoles et les difficultés de leurs PME ; de plus, la lenteur de la vaccination retardera leur redémarrage économique. L'inégalité entre citoyens d'un même pays s'est renforcée dans ses dimensions classiques mais présente aussi de nouvelles particularités. L'inégalité éducative s'est accrue partout dans le monde. Le Covid a renforcé l'impact dumilieu social, des conditions de logement et de l'engagement du corps enseignant sur les performances scolaires des élèves. Ceci survient alors que l'inégalité éducative, et donc l'inégalité des chances, est particulièrement forte en France; rappelons que notre pays non seulement se place dans le peloton de queue des pays développés en mathématiques et sciences, matières cruciales pour de nombreux emplois de qualité, mais aussi exhibe un des systèmes éducatifs les plus inégalitaires au monde.
Les travailleurs indépendants, les CDD et stagiaires ont vu leur situation dramatiquement, même en France avec ses nombreuses aides. Les inégalités intergénérationnelles, déjà fortes dans notre pays, se sont accrues, car nombre de jeunes, au-delà des années complexes qu'ils auront vécues, ont été privés d'une bonne éducation, d'apprentissage, d'expérience professionnelle, et seront donc pénalisés sur le marché du travail pendant des années.
La mondialisation n'en sort-elle pas aussi affaiblie? Après des décennies chantant les louanges d'une mondialisation heureuse et négligeant par trop d'en protéger les perdants et d'éviter que des communautésentières ne soient ravagées par le chômage et le désespoir, le repli sur soi est devenu la nouvelle doxa des élites. La mode du protectionnisme, de la relocalisation, de la primauté des intérêts nationaux sur le bien commun mondial s'est imposée; pour ne prendre qu'un exemple, les Etats-Unis ont accru leur protectionnisme par un renforcement des Buy American Provisions, et utilisé le Defense Production Act pour interdire l'exportation des vaccins produits ou finalisés aux Etats-Unis (ce que l'Europe n'a pas fait); leur plan de relance est rempli de privilèges réservés aux fournisseurs américains. Rappelons-nous que les nations avaient largement réussi à échapper à la tentation protectionniste après la crise financière de 2008; ce n'est plus le cas.
Comment contrer les effets néfastes du protectionnisme? Un protectionnisme aveugle fera le miel des lobbies, entraînera les pays dans des guerres commerciales, livrera les consommateurs captifs à des monopoles nationaux, et détruira notre prospérité commune. Au lieu de s'opposer au libre échange, il faut s'attaquer à ses effets pernicieux, comme l'accroissement des inégalités, réguler intelligemment les Gafa, réduire la fiscalité pesant sur le travail, instaurer un bonus-malus généralisé et vraiment incitatif pour responsabiliser les entreprises par rapport à leurs licenciements et leur formation professionnelle, anticiper les évolutions par une formation continue efficace, et protéger les perdants. En gros, restaurer la compétitivité pour garder les emplois et porter un soin attentif aux travailleurs potentiellement fragilisés.
La pandémie n'a-t-elle pas au moins affirmé la nécessité de la transition écologique? Je ne partage pas du tout les vues de ceux qui prônent la décroissance, mais leur reconnais le mérite de la cohérence: ils sont prêts à faire des efforts afin de sauver l'environnement. Nous avons le système et les choix politiques que nous méritons; alors oui, la pandémie est une opportunité de prise de conscience, pour reconsidérer nos priorités et protéger les jeunes et les générations futures; mais pour cela arrêtons de croire que nous pouvons avoir le beurre et l'argent du beurre. Comment mieux préparer l'avenir ? Jean Tirole. Cette incapacité à préparer l'avenir est la principale défaillance de l'Etat. L'horizon de la politique est souvent la prochaine élection et il faut du courage aux responsables politiques pour mettre la priorité sur une action portant ses fruits dans cinq ou vingt ans quand d'autres actions moins conformes au bien commun peuvent être orientées sur les intérêts de court terme de cibles électorales. L'éducation, la formation continue et la recherche ont été beaucoup sacrifiés en France depuis des décennies, avec les conséquences que l'on sait en termes d'accès à des emplois de qualité et de richesse nationale permettant de financer les grands services publics et le système social. Le réchauffement climatique, la dette et lesinégalités sont trois autres illustrations du même phénomène: continuer à agir comme si de rien n'était pendant une année de plus n'a pas grande conséquence, mais un an plus un an plus deviennent des décennies d'inaction, et les problèmes attenants des véritables bombes à retardement, environnementales, sociales et économiques.
Le projet de Joe Biden d'une fiscalité mondiale n'est-il pas une forme de prise de conscience? Je ne suis pas spécialiste du domaine mais, en matière de fiscalité les économistes s'accordent sur plusieurs points au-delà d'une progressivité synonyme d'assurance sociale vis-à-vis de ses conditions familiales et environnementales et des aléas de la vie. Tout d'abord, si des différences d'opinions apparaissent sur le niveau désirable depression fiscale; il est difficile de justifier en quoi, derrière le voile d'ignorance, encourager les entreprises ou des ménages bien informés à pratiquer l'optimisation fiscale à travers les niches et paradis fiscaux pourrait rendre le système plus juste ou plus efficace.
Ensuite, la mobilité du capital et, de plus en plus, celle des créateurs de valeur et d'emplois (entrepreneurs, chercheurs ), et la concurrence parfois féroce à laquelle se livrent souvent les pays - y compris au sein de l'Europe - pour attirer ces facteurs de production font qu'il est difficile pour un pays de gérer sa fiscalité dansson coin. En conséquence, des accords internationaux sont nécessaires pour limiter cette concurrence effrénée et forçant les pays à surtaxer les facteurs de production moins mobiles (les travailleurs enparticulier). De nombreuses réflexions ont lieu depuis quelques années au sein de l'OCDE et du G20 sur "l'érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices". Réjouissons-nous que l'Amérique de Joe Biden partage les objectifs de cette initiative; mais il faudra veiller à ce que la manne fiscale - et en particulier celle liée aux Gafa - soit répartie équitablement entre les pays L'annulation des brevets sur les vaccins va-t-elle dans le sens du bien commun? Joe Biden a lancé un pavé dans la mare en prônant la suspension temporaire des droits de propriété intellectuelle sur les vaccins anti-Covid-19. L'Europe (et le Royaume-Uni etla Suisse), qui pourtant s'était montrée beaucoup plus généreuse en matière d'exportation de vaccins produits sur son sol, s'est dans l'ensemble positionnée contre cette mesure. Bien sûr, des prix élevés freinant la diffusion des vaccins seraient inacceptables en cette période de pandémie, et ce d'autant plus que les Etats, à travers les National Institutes of Health aux Etats-Unis et le Conseil européen de la recherche, ont financé en partie la recherche correspondante. La suspension des brevets changeraitelle la situation dramatique dans laquelle les pays pauvres se trouvent? Pas sûr, pour plusieurs raisons. D'abord, la suspension des brevets sur des vaccins déjà bon marché ne ferait que peu baisser leur prix - AstraZeneca vend son vaccin à environ deux euros la dose à l'Union européenne. Plus généralement, quand on pense aux bénéfices sanitaires (hospitalisations, Covid long, décès), économiques (mois d'inactivité, écoles fermées), voire psychologiques, les vaccins dans leur ensemble ont un service médical rendu très élevé - en milliers d'euros par dose - par rapport à leur prix.
Comment vacciner 7 milliards de personnes? Il y a aujourd'hui des goulets d'étranglement comme les ingrédients et le processus de fabrication. Par exemple, les fabricants manquent de familiarité avec la technique de l'ARN messager de BioNTech et Moderna; les techniques adénovirus quant à elles nécessitent un accès aux cellules. Plus que la propriété intellectuelle, les chaînons manquants sont les ingrédients, les capacités de fabrication et le transfert de savoir technologique (qui est complexe, mais lui n'est pas couvert par des brevets). Les capacités doivent être construites rapidement; et, plutôt que d'être expropriés des fruits de leur recherche, les laboratoires pharmaceutiques doivent être incités à partager leur lignée cellulaire, leur savoir-faire et leurs données, ce qui ne semble pas avoir été assez inclus dans les contrats d'approvisionnement par les pays acheteurs dans leur précipitation générale pour sécuriser des vaccins avant les autres.
Les pays développés doivent montrer la voie de trois manières: donner leurs doses excédentaires aux pays pauvres; contribuer davantage au fond multilatéral de vaccination (Covax ne garantit une couverture vaccinale que pour 20 % de la population mondiale); et restructurer les dettes des pays pauvres mis en difficulté par le Covid.
Le bien commun commande donc de protéger l'innovation Jean Tirole. En matière d'innovation comme dans tous les domaines, le bien commun exige d'être pragmatique plutôt que dogmatique. Les laboratoires pharmaceutiques n'entreprennent une recherche que s'ils peuvent rémunérer par leurs ventes et licencesleur coût de recherche et développement. Cela veut dire que le marché ne fonctionnera pas et que nousn'aurons pas les vaccins et médicaments nécessaires dans deux cas. Le premier cas est le non-respect du contrat social consistant à rémunérer correctement l'innovation - ce qui évidemment ne justifie aucunement l'abus sur les prix pharmaceutiques par rapport au service médical rendu. Et il revient aux pays riches de le faire. D'ailleurs, au cas où la propriété intellectuelle serait le problème, il existe déjà, surtout pour les pays pauvres, des voies légales permettant d'échapper au consentement du détenteur de brevet en cas de prix abusifs: les licences obligatoires autorisent certaines dérogations au régime général de la propriété intellectuelle. L'expropriation de la propriété intellectuelle offre un gain de court terme, mais elle décourage l'innovation, tue le progrès et finit par aller à l'encontre du bien commun. Et que faire quand l'innovation devient trop chère? La défaillance du marché peut effectivement être associée à une demande trop faible pour apporter une rentabilité permettant aux start-up et groupes pharmaceutiques de financer leurs investissements. C'est le cas des maladies orphelines. Ayant identifié ce problème, de nombreux pays et l'Europe ont suivi l'approche du Orphan Drug Act américain de 1983. Ces législations amendent le régimeordinaire pour encourager les laboratoires à s'intéresser à des maladies touchant un petit nombre depersonnes: tolérance d'échantillons de plus petite taille en phase 3, subventions, accroissement de la durée des brevets, années d'exclusivité, ou même recherche publique. Et cela a porté ses fruits: alors que les laboratoires avaient quasiment abandonné la recherche sur les maladies orphelines, des centaines de médicaments sur ces maladies ont été approuvés aux Etats-Unis après la réforme.
Ceux qui prônent une annulation de la dette ont-ils une interprétation erronée du bien commun? Deux propositions sont sur la table. La première consiste à annuler les dettes détenues par la banque centrale. Une lettre a récemment circulé au sein des pays de la zone euro pour demander l'annulation de la dette détenue par la Banque centrale européenne (BCE). Cela n'a aucun sens. Nous ferions défaut à nous-mêmes, car la BCE appartient aux citoyens européens. En effet, les bénéfices de la BCE, nets de ses dépenses courantes, sont reversés aux trésors publics des Etats membres. Ainsi, ce que nous gagnerions d'un côté - l'allègement du remboursement de la dette - nous le perdrions -exactement la même somme- de l'autre côté. C'est un simple jeu d'écriture. L'effacement de la dette détenue par la BCE pourrait atténuer les disparités entre les Etats membres, mais il consisterait en un transfert fiscal. Un tel projet se heurterait inévitablement à l'opposition de l'Allemagne et des Pays-Bas, dont les finances publiques sont solides par rapport au reste de l'Union européenne, et accentuerait encore les tensions entre les Etats membres. Pourtant, l'Allemagne et les Pays-Bas ne se sont-ils pas rangés aux émissions communes? Jean Tirole. Certains économistes font un parallèle entre les obligations émises communément et l'effacement de la dette détenue par la BCE, mais les deux sont différents. Les Etats membres ont accepté d'emprunter conjointement en émettant des obligations pour couvrir l'augmentation des dépenses publiques encourues pendant et après la crise sanitaire, s'assurant ainsi des taux d'intérêt communs sur les marchés financiers. Mais, à l'exception du volet "subventions" du programme (qui constitue de facto un ensemble de transferts entre pays), chaque Etat membre doit en principe rembourser sa propre dette.
Que dire aux partisans de l'annulation de la dette? C'est la deuxième proposition: un défaut plus large (appelé par euphémisme "restructuration de la dette"), qui inclurait parmi ses victimes les investisseurs privés, et pas seulement la banque centrale. Bien entendu, une partie du coût d'un tel défaut serait à nouveau infligée au pays lui-même. Les banques italiennes détiennent beaucoup d'obligations d'Etat italiennes; une répudiation de ces dernières les affaiblirait considérablement et conduirait, pour certaines banques, à un reflouement ar le gouvernement italien Mais même si le défaut de paiement n'avait pas d'impact financier direct sur le pays lui-même, il resterait problématique. Les marchés financiers perdraient confiance dans le gouvernement et refuseraient de lui prêter (ou prêteraient à des taux très élevés) pendant un certain nombre d'années. Cela signifie que le gouvernement devrait plus ou moins équilibrer son budget du jour au lendemain, ce qu'il n'a pas fait depuis longtemps (près de cinquante ans en France) et qui ne serait certainement pas souhaitable dans la récession à venir.
L'annulation de la dette est une stratégie court-termiste au même titre que notre lutte faiblarde contre leréchauffement climatique, l'absence de préparation aux pandémies ou le sous investissement en éducation et en recherche. Le bien commun exige plus de projection dans l'avenir.
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