Les agences de régulation exercent un pouvoir économique important : leurs décisions créent des bénéfices et des coûts pour un grand nombre d’entreprises et de consommateurs. Depuis longtemps, les chercheurs s’interrogent sur les risques d’un détournement de la régulation (« regulatory capture » en anglais) lorsque des firmes embauchent des employés des agences qui avaient pris des décisions les concernant. Ces employés auraient-ils tendance à favoriser les firmes susceptibles de les embaucher plus tard ?
Il a toujours été difficile de savoir si ces risques étaient réels. Un document de recherche du National Bureau of Economic Research américain permet de les estimer (« From Revolving Doors to Regulatory Capture ? Evidence from Patent Examiners », Haris Tabakovic et Thomas G. Wollmann, NBER Working Paper n° 24638, mai 2018).
Les auteurs ont examiné plus d’un million de décisions prises entre 2001 et 2015 par plus de 8 000 examinateurs de brevets à l’Office américain des brevets et des marques (US Patent and Trademark Office - USPTO). En moyenne, 63 % des demandes de brevets sont acceptées. Ils ont aussi observé les embauches de ces examinateurs par les demandeurs de brevets (principalement des cabinets d’avocats) après une période de travail à l’USPTO.
Les auteurs commencent par constater que les demandes de brevets sont plus souvent acceptées (avec un écart de 9 à 12 points) par des examinateurs qui ont été plus tard embauchés par les firmes demandeuses.
Mais l’allocation des demandes aux employés de l’USPTO étant aléatoire, il ne peut a priori s’agir de l’effet d’un choix de l’examinateur par le demandeur. En revanche, ce différentiel pourrait être le résultat d’un choix des demandeurs d’embaucher des examinateurs qui leur avaient rendu auparavant, en tout bien tout honneur, le service de prendre des décisions positives à leur égard.
Les citations, un indice de qualité
Pour déterminer la direction de la causalité, les auteurs ont regardé si les décisions étaient également plus positives en faveur de demandeurs chez lesquels l’examinateur aurait souhaité travailler. Pour détecter cette catégorie, les auteurs utilisent l’idée que les gens marquent souvent une préférence pour un lieu de travail : si un examinateur en vient à travailler pour un cabinet d’avocats à San Francisco, on peut deviner qu’il aurait été intéressé par d’autres cabinets à San Francisco plutôt qu’à New York.
En l’occurrence, les demandeurs localisés à proximité de ceux qui finissent par embaucher l’examinateur en question ont aussi des chances élevées de voir leur demande acceptée. Il en est de même pour les demandeurs localisés dans la ville où l’examinateur a fait ses études, ce qui pourrait indiquer également une préférence pour y vivre plus tard. En revanche, ce deuxième constat n’est pas observé pour les examinateurs qui ne sont pas embauchés par la suite par des demandeurs. L’hypothèse d’un biais de la part des examinateurs en faveur de demandeurs localisés dans leur ville de prédilection semble donc vraisemblable.
Ces biais auraient-ils une incidence sur l’efficacité du système d’octroi de brevets ? Les citations ultérieures des brevets octroyés dans des revues scientifiques sont un indice utile de leur qualité, car un brevet de haute qualité sera souvent utilisé et donc souvent cité. Or, les brevets accordés à des demandeurs qui finissent par embaucher l’examinateur reçoivent entre 21 % et 27 % de moins de citations en moyenne.
Les biais de détournement de la régulation semblent donc avoir des coûts significatifs, en tout cas pour le système de brevets. Ceci ne veut pas forcément dire qu’il faudrait interdire l’embauche d’examinateurs par des demandeurs, car cela pourrait décourager des personnes de talent de travailler à l’office des brevets. Mais maintenant que l’on dispose d’une mesure empirique relativement fiable de la nature des biais entraînés par un tel système, on peut commencer à mieux réfléchir sur la façon de réduire ces biais, si possible…